etaient encore aux arbres, Ogion revint au village apres avoir longtemps parcouru la Montagne de Gont, et la ceremonie du Passage eut lieu. La sorciere prit au garcon son nom, Dan, le nom que lui avait donne sa mere lorsqu’il n’etait qu’un nourrisson. Nu et sans nom, il penetra dans les glaciales chutes de l’Ar, a l’endroit ou la riviere se faufile parmi les rochers sous les escarpements eleves. Lorsqu’il entra dans l’eau, des nuages grifferent le visage du soleil, tandis que d’immenses ombres glissaient et flottaient autour de lui au-dessus de l’eau. Il gagna la rive opposee, grelottant de froid mais marchant lentement, bien droit comme il convenait dans cette eau vive et mordante comme le gel. Lorsqu’il parvint a la rive, Ogion, qui l’attendait, lui tendit la main et, tout en etreignant le bras du garcon, il lui murmura son veritable nom : Ged.

C’est ainsi que lui fut donne son nom par un homme des plus avises dans l’usage des pouvoirs.

Les festivites etaient loin d’etre terminees, et tous les villageois faisaient bombance puisqu’il y avait beaucoup a manger, de la biere a satiete, et un chantre du bout du Val contant la Geste des Maitres des Dragons, quand le mage dit a Ged de sa voix paisible : « Viens, mon garcon. Fais tes adieux a tes proches et laisse-les festoyer. »

Ged alla donc chercher ce qu’il lui fallait emporter, le solide couteau de bronze que son pere avait forge a son intention, un manteau de cuir que la veuve du tailleur avait recoupe a sa taille, et un baton d’aulne que sa tante avait envoute pour lui : c’etait tout ce qu’il possedait, en dehors de sa chemise et de sa culotte. Il fit ses adieux aux villageois, les seuls gens qu’il connut au monde, et embrassa d’un dernier regard le hameau recroqueville sous les hauteurs, au-dessus des chutes. Puis il se mit en chemin avec son nouveau maitre au c?ur de la foret escarpee qui recouvrait l’ile montagneuse, parmi les feuilles et les ombres d’un automne lumineux.

II. L’OMBRE

Ged s’imaginait qu’en tant qu’apprenti d’un mage fameux il penetrerait aussitot le mystere et acquerrait la maitrise du pouvoir. Il comprendrait le langage des betes comme celui des feuilles, se dit-il ; il balaierait les vents d’un seul mot et apprendrait a prendre toutes les formes souhaitees. Peut-etre son maitre et lui se feraient-ils cerfs pour galoper ensemble, ou survoleraient-ils la montagne jusqu’a Re Albi sur des ailes d’aigles.

Mais il n’en alla nullement ainsi. Ils cheminerent, descendant d’abord dans le Val, puis contournerent lentement la montagne par le sud et l’ouest, accueillis le soir dans de minuscules villages, ou passant la nuit a la belle etoile comme de pauvres compagnons sorciers, des chaudronniers ambulants ou des mendiants. Ils ne franchirent aucun domaine mysterieux. Rien ne se produisit. Le baton de chene du mage que Ged avait tout d’abord considere avec interet et apprehension n’etait qu’un robuste baton de marche, rien d’autre. Trois jours passerent, puis quatre, et pourtant Ogion n’avait toujours pas prononce un charme aux oreilles de Ged ; il ne lui avait pas appris un seul nom, une seule rune, un seul sort.

Bien que tres silencieux, il etait si doux et si calme que Ged ne tarda pas a perdre sa crainte respectueuse et qu’un ou deux jours plus tard il se sentit suffisamment hardi pour demander : « Quand commencera mon apprentissage, Maitre ? »

— « Il a commence », lui repondit Ogion.

Un silence, comme si Ged retenait ce qu’il voulait objecter. Puis il lanca : « Mais je n’ai encore rien appris ! »

— « C’est que tu n’as pas encore decouvert ce que je t’enseigne », repliqua le mage, sans interrompre les longues foulees de sa marche reguliere. Leur chemin les menait a present sur la haute passe entre Ovark et Wiss. Comme la plupart des Gontois, le mage etait un homme sombre a la peau brune comme le cuivre et aux cheveux gris, race et puissant comme un chien de meute, et aussi infatigable. Il avait la parole rare, il mangeait peu et dormait encore moins. Son ?il etait vif et son ouie fine, et souvent son visage paraissait en alerte.

Ged ne lui repondit pas. Ce n’etait pas toujours facile de repondre a un mage.

« Tu veux jeter des sorts », lui dit bientot Ogion tout en marchant, « mais tu as tire trop d’eau de ce puits. Attends. Etre adulte, c’est etre patient ; et maitriser son sujet, c’est etre neuf fois patient. Quelle est cette herbe au bord du sentier ? »

— « De la faigne. »

— « Et celle-ci ? »

— « Je ne sais pas. »

— « On l’appelle la quatrefeuille. » Ogion avait fait halte, et pose l’extremite chaussee de cuivre de son baton pres de la petite herbe, de sorte que Ged examina la plante avec beaucoup de soin avant d’en retirer une cosse chargee de graines et de demander enfin, Ogion n’ayant rien ajoute : « Quel est son usage, Maitre ? »

— « A ma connaissance, elle n’en a point. »

Ged garda un instant la cosse dans la main tandis qu’ils reprenaient leur chemin, puis il la jeta.

— « Lorsque de la quatrefeuille tu connaitras pour chaque saison toutes les racines, fleurs et feuilles, lorsque tu sauras son aspect, son parfum et ses graines, alors tu pourras apprendre son veritable nom, car tu connaitras sa vie : celle-ci represente plus que son usage. Apres tout, quel est ton usage ? Ou le mien ? La Montagne de Gont est-elle utile ? De meme la Haute Mer ? » Et cinq cents metres plus loin, Ogion finit par ajouter : « Pour entendre, il faut etre silencieux. »

Le jeune garcon fronca les sourcils. Il n’aimait guere passer pour un sot. Toutefois, il fit taire son ressentiment et son impatience et s’efforca de se montrer obeissant afin qu’Ogion consente finalement a lui apprendre quelque chose. Car il etait insatiable : il voulait apprendre, il voulait conquerir des pouvoirs. Or il commencait a avoir l’impression qu’il eut appris davantage en devisant avec n’importe quelle herbiere ou sorciere de village. Tandis qu’ils contournaient la montagne par l’ouest en traversant les forets solitaires, depassant Wiss, il se demandait de plus en plus ou etaient la puissance et la magie de ce grand mage Ogion. Car, lorsqu’il se mit a pleuvoir, Ogion ne prononca meme pas le sort que connaissaient tous les changeurs de temps pour ecarter l’orage. Sur une terre riche en sorciers, comme Gont ou les Enlades, on peut voir un nuage charge de pluie errer d’un bord a l’autre, de lieu en lieu, quand les sorts se relaient pour le chasser jusqu’a ce qu’il debouche sur la mer, ou il peut se deverser en paix. Mais Ogion laissa la pluie tomber ou bon lui semblait. Il trouva un large sapin, sous lequel il s’allongea. Ged s’accroupit au milieu des buissons, trempe et triste, en se demandant a quoi il pouvait etre utile de posseder le pouvoir si l’on etait trop avise pour l’utiliser, et en regrettant de ne pas s’etre plutot mis au service du vieux changeur de temps du Val, qui au moins lui eut permis de dormir au sec. Il ne formula aucune de ses reflexions a voix haute. Il ne dit pas un mot. Son maitre, qui souriait, s’endormit sous la pluie.

Vers le Retour du Soleil, quand les premieres neiges epaisses se mirent a tomber sur les hauteurs de Gont, ils parvinrent a Re Albi, le foyer d’Ogion. Ce village se trouve sur les roches elevees de la Corniche, et son nom signifie Nid de Faucon. De ce lieu, on apercoit tres loin le port profond en contrebas, les tours du Port de Gont, les vaisseaux qui franchissent dans les deux sens le chenal de la baie entre les Falaises Fortifiees, et a l’ouest, dans le lointain, au-dela de la mer, on devine les monts bleutes d’Oranea, la plus orientale des Iles du Centre.

Quoique vaste, construite de bois solide et munie d’un foyer et d’une cheminee au lieu d’un trou a feu, la demeure du mage ressemblait aux huttes du village de Dix-Aulnes : elle ne comportait qu’une seule piece, a laquelle etait attenant d’un cote un abri a chevres. Dans le mur ouest s’ouvrait une sorte d’alcove, ou Ged devait dormir. Au-dessus de sa paillasse, une fenetre donnait sur la mer, mais la plupart du temps les volets devaient etre fermes, contre les grands vents qui, tout l’hiver durant, soufflaient du nord et de l’ouest. C’est dans la chaleur obscure de cette maison que Ged passa l’hiver, entendant au-dehors le fracas de la pluie et du vent, ou enveloppe par le silence de la neige, apprenant a ecrire et a lire les Six Cents Runes hardiques. Il etait fort heureux de cet apprentissage-la, car ce n’est pas en anonnant mecaniquement charmes et sortileges qu’un homme acquiert une veritable maitrise. La langue hardique de l’Archipel, bien qu’elle ne contienne pas davantage de magie qu’aucune autre langue humaine, trouve ses racines dans le Langage Ancien, cette langue qui nomme les choses par leurs veritables noms ; pour comprendre ce langage, il faut commencer par les Runes ecrites, celles de l’epoque ou les iles du monde surgirent de la mer.

Il ne se produisit pourtant aucun enchantement, aucune merveille. Rien d’autre tout au long de l’hiver que les lourdes pages du Livre des Runes tournees l’une apres l’autre, la pluie et la neige qui tombaient. Apres avoir parcouru les vastes forets gelees ou s’etre occupe de ses chevres, Ogion rentrait en secouant la neige de ses

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