la veille. Il fit un detour, longea la piece d’eau; a l’automne les buissons qui la bordaient s’etaient effeuilles, et elle etait recouverte encore d’une couche epaisse de feuilles mortes, demeurees sous la glace. Les fleurs de lilas tombaient en pluie legere; on apercevait a peine l’eau noire, par endroits, qui luisait faiblement.

Il revint a la maison, remonta dans la chambre d’enfants. Tatiana Ivanovna avait mis le couvert devant la fenetre ouverte; il reconnut une des petites nappes de fine toile reservees specialement aux enfants, quand ils mangeaient dans leur chambre, pendant leurs courtes maladies, et la fourchette, le couteau de vermeil ancien, la vieille petite timbale ternie.

«Mange, bois, mon c?ur. J’ai pris pour toi une bouteille de vin a la cave, et tu aimais autrefois les pommes de terre cuites sous la cendre.

– Le gout m’en a passe depuis, dit-il en riant, merci quand meme ma vieille.»

La nuit tombait. Il fit allumer une bougie, la mit sur un coin de la table. La flamme brulait, droite et transparente dans la nuit tranquille. Quel silence… Il demanda:

«Nianiouchka? Pourquoi n’as-tu pas suivi les parents?

– Il fallait bien que quelqu’un reste pour garder la maison.

– Crois-tu? fit-il avec une sorte d’ironie melancolique, et pour qui mon Dieu?»

Ils se turent. Il demanda encore:

«Tu ne voudrais pas aller les rejoindre?

– J’irai s’ils me font appeler. Je trouverais mon chemin; je n’ai jamais ete empruntee, ni sotte, Dieu merci… Mais que deviendrait la maison?…»

Elle s’interrompit brusquement, dit a voix basse:

«Ecoute!…»

Quelqu’un frappait, en bas. Ils se leverent tous deux precipitamment.

«Cache-toi, cache-toi pour l’amour de Dieu, Youri!…»

Youri s’approcha de la fenetre, regarda avec precaution au dehors. La lune s’etait levee. Il reconnut le garcon, debout au milieu de l’allee; il s’etait recule de quelques pas et appelait:

«Youri Nicolaevitch! C’est moi, Ignat!…»

C’etait un jeune cocher qui avait ete eleve dans la maison des Karine. Youri avait joue avec lui dans son enfance… C’etait lui qui chantait, en s’accompagnant de l’accordeon, les nuits d’ete, dans le parc… «Si celui-la me veut du mal, songea brusquement Youri, que tout aille au diable, et moi avec!…» Il se pencha a la fenetre, cria:

«Monte, vieux…

– Je ne peux pas, la porte est barricadee.

– Descends ouvrir, Niania, il est seul.»

Elle chuchota:

«Qu’as-tu fait, malheureux?»

Il fit un geste las de la main.

«Il arrivera ce qui doit arriver… D’ailleurs, il m’avait vu… Allons, va lui ouvrir, ma vieille…»

Elle demeurait debout, sans bouger, tremblante et silencieuse. Il marcha vers la porte. Elle l’arreta, le sang brusquement revenu a ses joues.

«Que fais-tu? Ce n’est pas a toi de descendre ouvrir au cocher. Attends-moi.»

Il haussa doucement les epaules et se rassit. Quand elle revint, suivie d’Ignat, il se leva, alla au-devant d’eux.

«Bonjour, je suis content de te voir.

– Moi aussi, Youri Nicolaevitch», dit le garcon en souriant. Il avait une bonne grosse figure rose et pleine.

«Tu as mange a ta faim, toi?

– Dieu m’a aide, Barine.

– Tu joues encore de l’accordeon, comme autrefois?

– Ca arrive…

– Je t’entendrai encore… Je reste ici quelque temps…»

Ignat ne repondit pas; il souriait toujours, montrant ses larges dents brillantes.

«Veux-tu boire? Donne un verre, Tatiana.»

La vieille femme obeit avec humeur. Le garcon but.

«A votre bonne sante, Youri Nicolaevitch.»

Ils se turent. Tatiana Ivanovna s’avanca:

«C’est bon. Va-t-en maintenant. Le jeune Barine est fatigue.

– Il vous faudrait tout de meme venir avec moi au village, Youri Nicolaevitch…

– Ah! pourquoi? murmura Youri avec un involontaire flechissement de la voix, pourquoi, mon vieux?

– Il faut.»

Tatiana Ivanovna parut bondir brusquement en avant, et sur le pale visage paisible, Youri, tout a coup, vit passer une expression si sauvage, si etrange, qu’il fremit, dit avec une sorte de desespoir:

«Laisse. Tais-toi, je t’en supplie. Laisse, ca ne fait rien…»

Elle criait sans l’ecouter, ses maigres mains tendues comme des griffes:

«Ah, diable maudit, fils de chien! Tu crois que je ne vois pas tes pensees dans tes yeux? Et qui es-tu pour donner des ordres a ton maitre?»

Il tourna vers elle une figure changee, aux yeux etincelants, puis parut se calmer, dit avec indifference:

«Tais-toi, grand’mere… Il y a des gens dans le village qui veulent voir Youri Nicolaevitch, et voila tout…

– Est-ce que tu sais ce qu’ils me veulent, au moins», demanda Youri. Il se sentait las, tout d’un coup, avec un seul sincere et profond souhait dans son c?ur: se coucher et dormir longtemps.

«Vous parler pour le partage du vin. Nous avons recu des ordres de Moscou.

– Ah! c’est donc ca? Mon vin t’a plu, je vois. Mais vous auriez pu attendre a demain, tu sais.»

Il marcha vers la porte, et Ignat derriere lui. Sur le seuil il s’arreta. Une seconde Ignat parut hesiter, et tout a coup, du meme mouvement dont il saisissait le fouet autrefois, il porta la main a la ceinture, sortit le mauser, tira deux coups. L’un atteignit Youri entre les epaules; il poussa une sorte de cri etonne, gemit. Une seconde balle penetra dans la nuque, le tuant net.

CHAPITRE IV

Un mois apres la mort de Youri, un cousin des Karine, un vieil homme a demi mort de faim et de fatigue, qui allait d’Odessa a Moscou a la recherche de sa femme, disparue pendant le bombardement d’avril, s’arreta, une nuit, chez Tatiana Ivanovna. Il lui donna des nouvelles de Nicolas Alexandrovitch et des siens, et leur adresse. Ils etaient en bonne sante, mais vivaient miserablement. «Si tu pouvais trouver un homme sur…» il hesita, «pour leur porter ce qu’ils avaient laisse…?»

La vieille femme partit pour Odessa, emportant les bijoux, dans l’ourlet de sa jupe. Trois mois, elle marcha le long des routes, comme au temps de sa jeunesse, quand elle allait au pelerinage de Kiev, montant parfois dans les trains d’affames, qui commencaient a descendre vers le sud. Un soir de septembre, elle entra chez les Karine. Jamais ils ne devaient oublier l’instant ou elle avait frappe a la porte, ou ils l’avaient vue apparaitre, avec son air hagard et tranquille, son paquet de hardes sur le dos, les diamants battant ses jambes lasses, ni sa pale figure, d’ou tout le sang semblait s’etre retire, ni sa voix quand elle leur avait annonce la mort de Youri.

Ils habitaient une sombre chambre dans le quartier du port; les sacs de pommes de terre etaient suspendus aux carreaux pour amortir le choc des balles. Helene Vassilievna etait couchee sur un vieux matelas jete a terre, et Loulou et Andre jouaient aux cartes a la lumiere d’un petit rechaud, ou trois morceaux de charbon achevaient de se consumer. Il faisait froid deja, et le vent passait par les fenetres brisees. Cyrille dormait dans un coin, et Nicolas Alexandrovitch commencait la ce qui devait faire plus tard la principale occupation de sa vie entiere, marcher d’un mur a un autre, les mains croisees derriere le dos, en songeant a ce qui ne reviendrait plus.

«Pourquoi l’ont-ils tue? demanda Loulou, pourquoi, Seigneur, pourquoi?» Les larmes coulaient sur son visage change, vieilli.

«Ils craignaient qu’il ne revienne reprendre les terres. Mais ils disaient qu’il avait toujours ete un bon Barine,

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