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Il faut que tu fasses quelque chose, et c’est ce que j’ai fait /

J’ai commence par l’imaginer /

Et apres je l’ai fait /

Chaque jour pendant des annees /

Douze annees /

Des milliards d’instants /

Un geste invisible, et tres lent. /

Moi qui n’avais pas ete capable de descendre de ce bateau, pour me sauver moi-meme, je suis descendu de ma vie. Marche apres marche. Et chaque marche etait un desir. A chaque pas, un desir auquel je disais adieu.

Je ne suis pas fou, mon frere. On n’est pas fou quand on trouve un systeme qui vous sauve. On est ruse comme l’animal qui a faim. La folie, ca n’a rien a voir. C’est le genie, ca. La geometrie. La perfection. Les desirs dechiraient mon ame. J’aurais pu les vivre, mais j’y suis pas arrive. Alors je les ai ensorceles. Et je les ai laisses l’un apres l’autre derriere moi. De la geometrie. Un travail parfait. Toutes les femmes du monde, je les ai ensorcelees en jouant une nuit entiere pour une femme, une, la peau transparente, des mains sans un seul bijou, des jambes fines, elle balancait sa tete au son de ma musique, sans sourire, sans baisser les yeux, jamais, une nuit entiere, et quand elle s’est levee ce n’est pas elle qui est sortie de ma vie, c’etaient toutes les femmes du monde. Le pere que je ne serai jamais, je l’ai ensorcele en regardant un enfant mourir, pendant des jours entiers, assis aupres de lui, sans rien perdre de ce spectacle effroyablement beau, je voulais etre la derniere vision qu’il aurait au monde, et quand il s’en est alle, en me regardant dans les yeux, ce n’est pas lui qui est parti mais tous les enfants que je n’ai jamais eus. La terre qui etait la mienne, quelque part dans le monde, je l’ai ensorcelee en ecoutant chanter un homme qui venait du Nord, et en l’ecoutant tu voyais tout, tu voyais la vallee, les montagnes autour, la riviere qui descendait, doucement, la neige l’hiver, les loups dans la nuit, et quand cet homme a eu fini de chanter, alors ma terre, ou qu’elle se trouve, a ete finie a jamais. Les amis que j’ai desire avoir, je les ai ensorceles en jouant pour toi et avec toi, ce soir-la, et dans l’expression de ton visage, dans tes yeux, je les ai vus tous, mes amis bien-aimes, quand tu es parti, ils s’en sont alles avec toi. J’ai dit adieu a l’emerveillement quand j’ai vu les icebergs geants de la mer du Nord s’ecrouler, vaincus par la chaleur, j’ai dit adieu aux miracles quand j’ai vu rire ces hommes que la guerre avait demolis, j’ai dit adieu a la colere quand j’ai vu ce bateau qu’on bourrait de dynamite, j’ai dit adieu a la musique, a ma musique, le jour ou je suis arrive a la jouer tout entiere dans une seule note d’un seul instant, et j’ai dit adieu a la joie, en l’ensorcelant elle aussi, quand je t’ai vu entrer ici. Ce n’est pas de la folie, mon frere. C’est de la geometrie. C’est un travail d’orfevre. J’ai desarme le malheur. J’ai desenfile ma vie de mes desirs. Si tu pouvais remonter ma route, tu les y trouverais, les uns apres les autres, ensorceles, immobiles, arretes la pour toujours, jalonnant le parcours de cet etrange voyage que je n’ai jamais raconte a personne sauf a toi /

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(Novecento s’eloigne vers les coulisses.) / /

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(Ils’arrete, se retourne.) Je la vois deja, la scene, a l’arrivee la-haut, avec le gars qui cherche mon nom sur la liste et qui ne le trouve pas.

« Comment avez-vous dit que vous vous appeliez ?

— Novecento.

— Nosjinsky, Notabarbolo, Novalis, Novak...

— C’est parce que je suis ne sur un bateau.

— Plait-il ?

— Je suis ne sur un bateau, et j’y suis mort, d’ailleurs, c’est peut-etre marque quelque part...

— Naufrage ?

— Non. Saute en l’air. Six quintaux et demi de dynamite. Boum.

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