T.D. Lemon Novecento, le plus grand pianiste qui ait jamais joue sur l’Ocean. Dans les yeux des gens, on voit ce qu’ils verront, pas ce qu’ils ont vu. Il disait ca : ce qu’ils verront.

J’en ai vu, moi, des Ameriques... Sept ans sur ce bateau, cinq ou six traversees par an, d’Europe jusqu’en Amerique et retour, toujours a tremper dans l’Ocean, quand tu redescendais a terre tu n’arrivais meme plus a pisser droit dans les chiottes. Les chiottes, ils ne bougeaient pas, mais toi, tu continuais a te balancer. Parce qu’un bateau, tu peux toujours en descendre : mais de l’Ocean, non... J’y suis monte, moi, j’avais dix-sept ans. Et dans la vie, il n’y avait qu’une seule chose qui comptait, pour moi : jouer de la trompette. Alors quand le bruit a couru qu’ils cherchaient des gars pour le paquebot, le Virginian, la-bas sur le port, je me suis mis sur les rangs. Avec ma trompette. Janvier 1927. Des musiciens, on en a deja, me dit le type de la Compagnie. Je sais. Et je me suis mis a jouer. Lui, il est reste la a me fixer, pas un muscle de son visage qui bougeait. Il a attendu que j’aie fini, sans dire un seul mot. Et puis il m’a demande :

« C’etait quoi ?

— Je sais pas. »

Ses yeux se sont mis a briller.

« Quand tu ne sais pas ce que c’est, alors c’est du jazz. »

Puis il a fait un truc bizarre avec la bouche, peut-etre un sourire, il avait une dent en or juste la, tellement au milieu qu’on aurait dit qu’il l’avait mise en vitrine pour la vendre.

« Ils en raffolent, de cette musique, la-haut. »

La-haut, ca voulait dire sur le bateau. Et cette espece de sourire, ca voulait dire que j’etais engage.

On jouait trois, quatre fois par jour. D’abord pour les rupins en classe de luxe, ensuite pour ceux des secondes, et de temps en temps on allait voir ces misereux d’emigrants et on leur jouait quelque chose, mais sans l’uniforme, comme ca nous venait, et quelquefois eux aussi ils jouaient, avec nous. On jouait parce que l’Ocean est grand, et qu’il fait peur, on jouait pour que les gens ne sentent pas le temps passer, et qu’ils oublient ou ils etaient, et qui ils etaient. On jouait pour les faire danser, parce que si tu danses tu ne meurs pas, et tu te sens Dieu. Et on jouait du ragtime, parce que c’est la musique sur laquelle Dieu danse quand personne ne le regarde.

Sur laquelle Dieu danserait, s’il etait negre.

(Le comedien sort de scene. Commence alors une musique dixie, tres gaie et absolument idiote. Le comedien revient sur scene, vetu d’un elegant uniforme de jazzman de paquebot. A partir de ce moment, il se comporte comme si l’orchestre etait, physiquement, sur la scene.)

Ladies and Gentlemen, meine Damen und Herren, Signore e Signori, Mesdames et Messieurs, bienvenue sur ce navire, bienvenue sur cette ville flottante, copie conforme en tous points du Titanic, on se calme, on reste assis, le monsieur la-haut touche du bois, je le vois, bienvenue sur l’Ocean, donc, et d’ailleurs qu’est-ce que vous faites la ?, c’etait un pari, vous aviez les creanciers aux fesses, vous etes en retard de trente ans sur la ruee vers l’or, vous vouliez visiter le bateau et vous ne vous etes pas apercus qu’il etait parti, vous etiez juste sortis pour acheter des allumettes, en ce moment votre femme est chez les flics, elle dit pourtant c’etait un type bien, tout a fait normal, trente ans de mariage et pas une dispute... Bref, qu’est-ce que vous pouvez bien fiche ici, a trois cents milles de n’importe quel bon dieu de monde et a deux minutes du prochain degueulis ? Pardonnez-moi, Madame, je plaisantais, ne vous inquietez pas, ce navire file telle une boule sur le billard de l’Ocean, tchac, plus que six jours, deux heures et quarante-sept minutes, et blop, dans le trou, New Yoooooork !

(Orchestre au premier plan.)

Je ne crois pas qu’il soit necessaire de vous expliquer que ce navire est, a bien des egards, un bateau extraordinaire, et tout compte fait unique en son genre. Sous le commandement du capitaine Smith, claustrophobe notoire et homme d’une grande sagesse (vous avez sans doute remarque qu’il dort dans un canot de sauvetage), travaille pour vous une equipe pratiquement unique de professionnels qui, tous, sortent de l’ordinaire : Paul Siezinsky, notre pilote, ancien pretre polonais, sensitif, pranotherapeute, helas aveugle... Bill Joung, notre radio, grand joueur d’echecs, manchot, et afflige de begaiement... notre medecin du bord, le docteur

     Klausermanspitzwegensdorfentag, pas tres pratique en cas d’urgence..., mais surtout :

Monsieur Pardin,

notre chef-cuisinier,

arrive directement de Paris ou il est cependant aussitot reparti, apres avoir constate de visu que ce navire, par

Вы читаете Novecento
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату
×