une curieuse circonstance, est totalement depourvu de cuisines, comme l’avait d’ailleurs finement remarque monsieur Camembert, cabine 12, qui s’est plaint aujourd’hui d’avoir trouve son lavabo rempli de mayonnaise, ce qui est surprenant car en general dans les lavabos nous rangeons les tranches de fromage, ceci en raison de la non-existence des cuisines, a laquelle il faut d’ailleurs attribuer l’absence sur ce navire de veritable cuisinier, ce qu’etait, sans aucun doute possible, monsieur Pardin, aussitot reparti pour Paris, d’ou il arrivait directement, persuade de trouver ici des cuisines qui, reconnaissons-le, si l’on s’en tient aux faits, n’y sont pas, et cela en raison d’un amusant oubli de l’homme qui a concu ce navire, l’eminent ingenieur Camilleri, anorexique de reputation mondiale, auquel je vous demanderai de bien vouloir adresser vos applaudissements les plus chaaaaaaaa-leu-reux...

(Orchestre au premier plan)

Croyez-moi, des bateaux comme celui-la, vous n’en trouverez pas d’autres : peut-etre, en cherchant pendant des annees, pourriez-vous retrouver un capitaine claustrophobe, un pilote aveugle, un radio qui begaye, un docteur au nom imprononcable, tous reunis sur le meme navire, et pas de cuisines. Peut-etre. Mais ce qui ne vous arrivera plus jamais, ca vous pouvez en jurer, c’est d’etre assis la, le cul pose sur dix centimetres de fauteuil au-dessus de plusieurs centaines de metres cubes d’eau, en plein milieu de l’Ocean, avec ce miracle devant vos yeux, cette merveille dans vos oreilles, ce rythme dans vos pieds et, dans votre c?ur, le sound de l’unique, de l’inimitable, de l’immensement grand atlantic jazz band !! !! !

(Orchestre au premier plan. Le comedien presente les instrumentistes l’un apres l’autre. A chaque nom succede un bref solo)

A la clarinette, Sam «Sleepy » Washington !

Au banjo, Oscar Delaguerra !

A la trompette, Tim Tooney !

Trombone, Jil Jim « Breath » Gallup !

A la guitare, Samuel Hockins !

Et enfin, au piano... Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento.

Le plus grand.

(La musique s’interrompt brusquement. Le comedien abandonne son ton de presentateur et, tout en continuant de parler, enleve son uniforme de musicien.)

Il l’etait vraiment, le plus grand. Nous, on jouait de la musique, lui c’etait autre chose. Lui, il jouait... quelque chose qui n’existait pas avant que lui ne se mette a le jouer, okay ? Quelque chose qui n’existait nulle part. Et quand il quittait son piano, ca n’existait plus... ca n’etait plus la, definitivement... Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento. La derniere fois que je l’ai vu, il etait assis sur une bombe. Sans blague. Il etait assis sur une charge de dynamite grosse comme ca. Une longue histoire... Il disait : «Tu n’es pas vraiment fichu, tant qu’il te reste une bonne histoire, et quelqu’un a qui la raconter. » Son histoire, a lui... c’etait quelque chose. Il etait sa bonne histoire a lui tout seul. Une histoire dingue, a vrai dire, mais belle... Et ce jour-la, assis sur toute cette dynamite, il m’en a fait cadeau. Parce que j’etais son meilleur ami... J’en ai fait, des conneries. On me mettrait la tete en bas que rien ne sortirait de mes poches, meme ma trompette, je l’ai vendue, j’ai tout vendu, quoi, mais cette histoire-la... non, cette histoire-la je ne l’ai pas perdue, elle est toujours la, limpide et inexplicable, comme seule la musique pouvait l’etre quand elle etait jouee, au beau milieu de l’Ocean, par le piano magique de Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento.

(Le comedien se dirige vers les coulisses. On entend l’orchestre qui recommence a jouer, pour le final. Quand le dernier accord s’eteint, le comedien revient sur scene.)

C’est un marin appele Danny Boodmann qui l’avait trouve. Il le trouva un matin, alors que tout le monde etait deja descendu, a Boston, il le trouva dans une boite en carton. Il devait avoir dans les dix jours, guere plus. Il ne pleurait meme pas, il restait la sans faire de bruit, les yeux ouverts, dans sa grande boite. Quelqu’un l’avait laisse dans la salle de bal des premieres classes. Sur le piano. Mais il n’avait pas l’air d’un nouveau-ne de premiere classe. C’est les emigrants qui font ca, en general. Ils accouchent a la sauvette, quelque part sur le pont, et ils laissent le gosse la. Pas qu’ils soient mechants, non. Mais c’est la misere, la misere noire. Un peu comme pour leurs habits... ils montaient a bord avec des pantalons tout rapieces au cul, chacun avec ses habits qui craquaient de partout, les seuls qu’ils possedaient. Mais a la fin, parce que l’Amerique restera toujours l’Amerique, tu les voyais descendre tous, bien habilles, avec meme une cravate, les hommes, et les enfants des genres de chemise blanche... ca, ils savaient y faire. Pendant ces vingt jours de traversee ca coupait, ca cousait, a la fin sur le bateau tu ne retrouvais meme plus un rideau, plus un drap, rien : ils s’etaient fait le beau costume, pour l’Amerique. Et a

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