toute la famille. Tu pouvais rien leur dire...

Bref, de temps en temps, il leur arrivait aussi par la-dessus un mouflet, autrement dit une bouche de plus a nourrir, pour un emigrant, et un sacre paquet d’ennuis a l’office de l’immigration. Alors ils le laissaient sur le bateau. En echange des rideaux et des draps, quoi. C’est ce qui avait du arriver, pour ce mouflet-la. Ils s’etaient fait le raisonnement : si on le laisse sur le piano a queue, dans la salle de bal des premieres, peut-etre qu’un rupin va le prendre, et qu’il sera heureux toute sa vie. C’etait un bon plan. Qui marcha a moitie. Rupin, il ne le fut pas. Mais pianiste, oui. Et le plus grand, je le jure, le plus grand.

Bon, bref. Le vieux Boodmann le trouva la, et chercha quelque chose disant qui il etait, mais il ne trouva qu’une inscription, sur le carton de la boite, imprimee a l’encre bleue : T.D. Limoni. Il y avait meme une espece de dessin, avec un citron. Bleu lui aussi. Danny, c’etait un negre de Philadelphie, un geant d’homme, magnifique a voir. Il prit le bebe dans ses bras et lui dit « Hello Lemon ! ». Et quelque chose a l’interieur de lui se declencha, quelque chose comme la sensation qu’il etait devenu pere. Pendant tout le reste de sa vie, il continua a pretendre que T.D., ca voulait dire evidemment Thanks Danny. Merci Danny. C’etait absurde mais il y croyait. Ce mome, on l’avait laisse la pour lui. Il en etait sur... T.D., Thanks Danny. Un jour, quelqu’un lui apporta un journal ou il y avait une reclame, et un type avec une tete d’imbecile et des moustaches fines-fines, genre latin lover, et un citron gros comme ca dessine, et ce qu’il y avait d’ecrit a cote, c’etait : «Tano Damato le roi des citrons, Tano Damato, le citron des rois », avec je ne sais quel certificat ou premier prix ou quoi... Tano Damato... Le vieux Boodmann, il a pas fait un pli. « C’est qui ce pede ?» il a dit. Et il s’est fait donner le journal parce que, a cote de la reclame, il y avait les resultats des courses. Il n’y jouait pas, aux courses : c’etaient les noms des chevaux qui lui plaisaient, seulement ca, c’etait une vraie passion, il te disait toujours «ecoute celui-la, ecoute, il a couru hier, a Cleveland, ecoute, ils l’ont appele Cherchembrouille, non mais tu te rends compte ? c’est pas Dieu possible ! et celui-la ? regarde, Peut Mieux Faire, c’est pas a crever de rire ?», il aimait ca, les noms des chevaux, c’etait sa passion, quoi. Lequel avait gagne, il s’en tamponnait completement. Ce qui lui plaisait, c’etait les noms.

Cet enfant-la, il a commence par lui donner le sien, de nom : Danny Boodmann. La seule vanite qu’il se soit jamais accordee. Puis il a ajoute T.D. Lemon, exactement comme c’etait marque sur la boite en carton, parce qu’il disait que ca faisait bien d’avoir des lettres au milieu de son nom : «Tous les avocats, ils en ont », confirma Burty Bum, un machiniste qui avait fait de la prison grace a un avocat qui s’appelait John P.T.K. Wonder. «S’il fait avocat, je le tue », declara le vieux Boodmann, mais il lui laissa les deux initiales a l’interieur de son nom, ce qui donna Danny Boodmann T.D. Lemon. C’etait un beau nom. Ils se l’etudierent un peu, en se le repetant a voix basse, le vieux Danny et les autres, en bas, dans la salle des machines, mais les machines eteintes, tout ca trempant dans l’eau du port de Boston. « Un beau nom, finit par dire le vieux Boodmann, mais il lui manque quelque chose. Il lui manque un grand final. » C’etait vrai. Il lui manquait un grand final. « On a qu’a ajouter mardi, dit Sam Stull, qui etait serveur. Tu l’as trouve un mardi, t’as qu’a l’appeler Mardi. » Danny y reflechit un peu. Puis il sourit. « C’est une bonne idee, Sam. Je l’ai trouve la premiere annee de ce foutu nouveau siecle, non ? : on va l’appeler Novecento, Mille-neuf-cents.

     — Novecento ?

      — Novecento. Mille-neuf-cents.

     — Mais c’est un chiffre !

     — C’etait un chiffre : a partir de maintenant, c’est un nom. » Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento. C’est parfait. C’est magnifique. Un sacre grand nom, Christ, vraiment, un grand nom. Il ira loin, avec un nom comme ca. Ils se pencherent sur la boite en carton. Danny Boodmann T.D. Lemon Novecento les regarda et sourit : ils en resterent babas : ils n’auraient jamais cru qu’un mome aussi petit puisse faire autant de merde.

Danny Boodmann resta encore marin pendant huit ans, deux mois et onze jours. Puis, pendant une tempete, au beau milieu de l’Ocean, il se prit en plein dos une poulie devenue folle. Il mit trois jours a mourir. Il etait tout casse a l’interieur, impossible de le reparer. Novecento etait un gamin, a l’epoque. Il s’assit a cote du lit de Danny, et il n’en bougea plus. Il avait une pile de vieux journaux, et il passa ces trois jours, en se donnant un mal de chien, a lire au vieux Danny, qui etait en train de casser sa pipe, tous les resultats des courses qu’il trouvait. Il mettait les lettres ensemble, comme Danny lui avait appris, le doigt pose sur le papier du journal, les yeux qui ne s’en detachaient pas un instant. Il ne lisait pas vite, mais il lisait. C’est ainsi que le vieux Danny mourut sur la septieme course de Chicago, remportee de deux longueurs par Eau Potable sur Minestrone, et de cinq sur Fond de Teint Bleu. Il faut dire qu’en entendant ces noms-la, il n’avait pas pu s’empecher de rire et, en riant, il passa l’arme a gauche. On l’enveloppa dans une grande toile, et on le rendit a l’Ocean. Sur la toile, a la peinture rouge, le capitaine ecrivit : Thanks Danny.

Et c’est ainsi que, brusquement, Novecento devint orphelin pour la seconde fois. Il avait huit ans, et derriere lui deja une cinquantaine d’allers-retours Europe-Amerique. Sa maison, c’etait l’Ocean. Quant a la terre, eh bien, il n’y avait jamais pose le pied. Il l’avait

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