assise derriere un bureau.

« Votre… euh… elle m’a l’air d’etre dans les pommes. »

La Titanide s’ebroua une nouvelle fois. « Ce n’est pas elle mais il, dit Cantate, l’Ambassadrice. Et cela n’a rien d’etonnant. Il est tombe tellement loin du manege qu’il est incapable de se rappeler dans quel sens il tourne. » Tomber du manege avait rapidement remplace marcher avec des semelles a bascule et autres euphemismes qualifiant l’ebriete. Les Titanides emigrees sur Terre etaient des ivrognes notoires. Et ce n’etait pas uniquement du a l’alcool – qu’elles connaissaient deja sur Gaia – mais a l’agave mexicain. Une fois distillee, sa seve etait tellement prisee des Titanides que le Mexique etait devenu l’une des rares nations terrestres a exporter vers Gaia.

« Eh bien, entrez donc, dit l’Ambassadrice. Prenez un siege. Je suis a vous dans une minute mais il faut d’abord que je voie ou est passe Tzigane. » Elle fit mine de se lever.

« Si c’est d’une espece de Titanide ecossaise que vous voulez parler, elle vient de sauter dans la Baie. »

L’Ambassadrice se figea, l’arriere-train a demi dresse, les mains a plat sur le bureau. Avec lenteur, elle se rassit.

« Il n’existe qu’une seule “Titanide ecossaise” dans tout l’Ouest americain et c’est un male qui repond au nom de Tzigane. » Puis elle scruta Chris’fer. « Etait-ce un plongeon recreatif ou bien avait-il de plus pressantes raisons… ?

— Je dirais qu’il s’est brusquement decouvert l’envie de revoir sa mer. Il avait une cinquantaine de personnes a ses trousses. »

Elle fit une grimace. « Encore a trainer dans les bars. Depuis qu’on lui botte le cul il semble y avoir pris gout. Eh bien, asseyez-vous, il va falloir que j’essaie de regler ca avec la police. » Et se saisissant d’un antique telephone acoustique elle demanda qu’on lui passe la mairie. Chris’fer rapprocha du bureau l’unique chaise et s’y assit. Tandis qu’elle parlait, il parcourut du regard le bureau.

Il etait vaste car il fallait bien qu’il accueille une Titanide. Il contenait bon nombre d’antiquites et d’objets d’art du XIXe et du XXe mais fort peu de mobilier. Une pompe a eau munie d’un long levier etait boulonnee dans un coin du plancher et l’ampoule nue qui pendait au centre du plafond etait cachee par un abat-jour en vitrail Tiffany. Pres de l’unique fenetre tronait une salamandre. Les murs etaient recouverts de tableaux et d’affiches : un Picasso, un Warhol, un J & G Minton et une affichette noire ou l’on pouvait lire, en lettres orange : « Un de ces jours, il va bien falloir que je M’ORGANISE ! » Derriere le bureau, il y avait deux cliches et un portrait. Ils depeignaient Jean-Sebastien Bach, John Philip Sousa[5] et une vue de Gaia prise depuis l’espace. Sur le bureau, tronait un seau d’argent empli de citrons verts.

Le plancher etait a moitie recouvert par une fine couche de foin. Il y en avait plusieurs bottes empilees dans un coin.

L’Ambassadrice Cantate raccrocha le combine, saisit une bouteille de tequila ouverte, tendit la main vers le seau, engloutit un citron d’une bouchee et descendit la moitie de la bouteille. Elle grimaca.

« Vous n’auriez pas un peu de sel ? »

Il fit non de la tete.

« Tant pis. Vous avez soif ? Que diriez-vous d’un citron ? Je crois que j’ai un couteau…» Elle se mit a fourrager dans ses tiroirs avant de s’arreter devant son refus poli.

« Il m’a tout l’air d’une femelle, remarqua Chris’fer.

— Hein ? Oh, vous parlez de Tzigane. Non, l’erreur est frequente – ce sont les seins qui vous ont trompe : nous en avons tous – mais c’est bien un male. Le sexe est determine par les organes frontaux ; entre les anterieurs. Ceux de Tzigane sont certes difficiles a distinguer de loin avec ses motifs a carreaux. Quant a moi, pour votre gouverne, je vous dirai que je suis femelle, que vous pouvez m’appeler Dulcimer et que j’aimerais connaitre votre nom et savoir ce que je puis faire pour vous. »

Il se raidit sur sa chaise. « Mon nom est Chris’fer Mineur et je voudrais un visa. J’aimerais voir Gaia. »

Elle avait inscrit son nom sur un formulaire. Mais elle ecarta le papier en levant les yeux sur lui.

« Nous vendons des visas dans tous les aeroports importants. Inutile de venir me voir. Il suffit de se pointer avec la monnaie et de l’inserer dans le distributeur.

— Non, repondit-il d’une voix legerement hesitante. Je desire voir Gaia elle-meme. Il faut que je la voie. Elle est mon dernier recours. »

2. Le Mode majeur

« C’est donc des miracles que vous cherchez, reprit la Titanide avec un accent irlandais impavide. Vous voulez vous dresser sur les hauteurs et demander a Gaia d’exaucer vos grands desseins. Vous voulez qu’elle gache son temps precieux a resoudre un probleme qui vous semble important.

— Quelque chose comme ca. » Il fit une pause, avanca la levre inferieure. « Exactement ca, je suppose.

— C’est moi qui suppose, ici. Un probleme medical ? Qui plus est un probleme medical fatal.

— Medical. Absolument pas fatal. Voyez-vous, il s…

— Un instant. Attendez une minute. » Elle leva vers lui ses mains ouvertes. Chris realisa qu’il allait essuyer un refus.

« Laissez-moi completer d’abord ce formulaire avant que nous poursuivions. Y a-t-il une apostrophe a Chris’fer ? » Apres avoir mouille la pointe de son crayon, elle inscrivit la date au sommet de la page.

Les dix minutes suivantes furent entierement consacrees aux renseignements qu’exigent toutes les institutions officielles dans le monde : Numero d’unidentite, nom de jeune fille, age, sexe… (« WA 3874-456- 11093, neant, vingt-neuf, masculin hetero…») Des l’age de six ans, n’importe quel etre humain pouvait reciter cette litanie en dormant.

« Raison invoquee pour voir Gaia », lut la Titanide.

Chris’fer joignit le bout des doigts, cachant en partie son visage derriere ses mains.

« C’est a cause de mon etat. C’est… plutot delicat a decrire. C’est une histoire neurologique ou glandulaire ; ils ne sont pas tout a fait surs. Jusqu’a present, cent cas seulement ont ete recenses et la chose n’est connue que sous le nom de Syndrome 2096, tiret 15. Ce qui se passe est que je perds contact avec la realite. Parfois, cela se traduit par une peur panique. A d’autres moments, je pars dans des univers illusoires et suis capable de faire a peu pres n’importe quoi. Il arrive que je ne me rappelle plus rien. J’ai des hallucinations, je parle d’autres langues et mon potentiel de Rhine varie fortement. Croyez-le ou non, j’ai beaucoup de veine. Un medecin a suggere que c’est ce pouvoir psi qui m’a jusqu’a maintenant evite des ennuis. Je n’ai encore tue personne et n’ai pas essaye de voler en sautant par la fenetre. »

La Titanide s’ebroua. « Vous etes sur de vouloir etre soigne ? La plupart d’entre nous seraient ravis d’etre un peu plus chanceux.

— Cela n’a rien de drole, pour moi en tout cas. Aucune drogue n’agit ; tout ce que je peux faire, c’est prendre des tranquillisants lorsque ca se produit. Depuis des annees j’ai subi tous les diagnostics psychologiques imaginables et la seule conclusion est que mon probleme est d’ordre medical. Aucun traumatisme passe pour l’expliquer, aucun conflit actuel non plus. Je preferais qu’il y en ait : tout ce qui a trait a la psychologie, ils savent le traiter. Gaia reste mon ultime espoir. Si elle m’abandonne, je suis bon pour l’hopital, pour le restant de mes jours. » Inconsciemment, ses poings sous son menton s’etaient etroitement serres. Il se detendit.

L’Ambassadrice le scruta de ses grands yeux indechiffrables puis revint a son questionnaire. Chris’fer la regarda ecrire. Dans l’espace reserve a la mention « raison du visa », elle inscrivit : « Malade ». Puis elle fronca les sourcils, biffa le mot et recrivit : « Dingue ».

Il sentit les oreilles lui bruler. Alors qu’il s’appretait a protester, elle lui posa une nouvelle question :

« Quelle est votre couleur preferee ?

— Bleu. Non, vert… est-ce vraiment la-dessus ? »

Elle tourna legerement le formulaire pour lui montrer que, oui, c’etait bien dessus.

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