Iain M. Banks

Une forme de guerre

PREFACE

Dans Une forme de guerre, troisieme volet de la serie de la Culture[1] mais qui fut le premier dans l’ordre des publications originales en anglais, un spectre hante le texte. C’est celui de la mort. Il est enigmatiquement present des le titre anglais, Consider Phlebas, que l’editeur francais a estime impossible a traduire ou tout au moins perilleux a proposer tel quel au lecteur. Il est tire d’un poeme de T.S. Eliot dont on trouvera un extrait en exergue. Ce poeme releve d’un genre singulier et fort classique, celui de la Vanite, qui illustre la fragilite de l’etre et son inevitable dissolution dans le neant. Ce Phlebas, que tout designe comme un Phenicien moyen, fait pendant a l’Ozymandias du poeme de Shelley, qui, d’apres une inscription, se crut au-dessus des rois et ne laissa qu’un nom, autrement oublie, sur une plaque a demi enfouie dans un desert. Puissants ou miserables dansent egalement, dans la mort, la gavotte de l’effacement.

Cependant ce genre qui pourrait sembler fort convenu est plus retors qu’il n’y parait. Pour que la Vanite, litteraire ou picturale, ait un sens, il faut qu’un vivant la considere qui en tire la lecon, il faut que la chaine de la vie soit maintenue. Et plus encore que ce vivant attache quelque importance a une ?uvre d’art par laquelle l’artiste envisage precisement de preserver une forme de sa beaute et d’echapper a l’oubli, donc la chaine de la culture. Voire de la Culture. Mais l’?uvre d’art est figee et donc elle appartient a la mort. Au contraire de qui la contemple, elle est deja un mausolee.

La Culture, cette immense societe galactique que l’on a decouvert dans les deux precedents volumes, metabolise en quelque sorte toutes les civilisations qu’elle rencontre, s’en nourrit et, en un sens certain, en les forcant insidieusement a assimiler ses propres valeurs – tolerance, pacifisme, liberte, voire anarchisme, ethique – elle les tue. Mais elle represente elle-meme une forme de vie, peut-etre superieure, qui se repand dans la Galaxie, qui evolue sans fin mais lentement et qui s’est enrichie de tout ce qu’elle a absorbe et transforme. Elle finira peut-etre un jour, comme toute matiere, mais elle peut se croire immortelle.

Il n’est pas indifferent que le principal personnage d’Une forme de guerre soit Horza, un Metamorphe qui peut donc changer a peu pres a volonte de forme. Vivre, c’est changer. Pour Horza, la mort, c’est d’abord la fin du changement. Et parce qu’il percoit bien que la Culture enrobe, enkyste et finalement dissout toutes les cultures particulieres qu’elle rencontre, il la considere comme un danger mortel et entreprend contre elle une croisade personnelle qui serait derisoire si elle n’etait tragique. Horza qui est un tueur, sinon fanatique du moins allie des fanatiques Idirans, en vient a incarner, dans une des perspectives de l’auteur, un des visages de la liberte, de la vie, du changement. Il perdra.

Ce roman est truffe de figures de la mort. Non pas tant de la mort des individus qui fait partie de la vie, que de celle de societes entieres, de civilisations. La race d’Horza est sur le point de disparaitre, en raison du reste de la crainte que ses talents inspirent a la plupart des peuples. Le Monde de Schar tout entier est un gigantesque mausolee d’une civilisation qui a vecu ses guerres intestines dans une proliferation delirante d’engins de destruction jusqu’a son aneantissement : le systeme de bases mobiles souterraines aurait enchante le Docteur Folamour du film de Stanley Kubrick.

Et dans la guerre qui s’engage entre la Culture et les Idirans, il est bien sur que l’une des deux civilisations disparaitra. Meme si la Culture l’emporte et s’abstient de detruire les Idirans comme ceux-ci feraient de leurs adversaires, parce que cela est contraire a son ethique, elle empechera la civilisation idirane de poursuivre ce qu’elle considere comme sa raison d’etre au regard de Dieu, le fanatisme conquerant.

Une forme de guerre contient donc une sorte de reflexion sur la fin des civilisations. C’est un theme fort richement represente dans la science-fiction qui abonde en societes disparues, menacees, declinantes, decadentes, fossiles.

Il est difficile de ne pas songer aussitot a la celebre phrase de Paul Valery : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Cette phrase fameuse et citee jusqu’a en avoir la nausee chaque fois que l’histoire semble trebucher, c’est-a-dire ne pas suivre le cours exact que lui voyait assigne un commentateur, Paul Valery la publie en 1919, d’abord dans une revue anglaise, puis dans La Nouvelle Revue Francaise. Elle sera reprise en 1924 dans le premier recueil d’essais intitule Variete ou l’on va en general la denicher sous le titre de La Crise de l’esprit. Elle est evidemment inspiree par l’epouvantable boucherie de la Premiere Guerre mondiale. Dix ans plus tard, elle prendra une tournure prophetique avec la montee du nazisme puis la Seconde Guerre mondiale. Il est difficile d’imaginer une periode plus sombre de l’histoire contemporaine que ce terrible creux de l’entre-deux-guerres ou une crise economique sans veritable precedent vient confirmer les totalitarismes. Des hommes de grandes intelligence et culture ont pu penser profondement que la civilisation allait ceder devant la barbarie, qu’il n’y avait pas d’avenir, et ceder au desespoir.

Et cependant, notre civilisation n’est pas morte. En cette fin de siecle, elle est plus florissante, plus riche et plus variee que jamais. A bien des egards, notre siecle apparait bouscule par de terribles accidents, mais il a suivi son cours avec une continuite remarquable en realisant la plupart des reves des hommes du siecle precedent. Il convient donc de s’interroger sur la portee generale de la phrase de Valery, ainsi qu’elle est generalement citee, en la degageant de son contexte, et en lui accordant ce regard tres particulier que confere la lecture de la science-fiction, un regard du long terme, voire du tres long terme, balayant certes le passe mais aussi l’imprevisible avenir.

Les civilisations sont-elles vraiment mortelles ?

Si l’on reduit une civilisation a la culture d’une elite, a des modes de vie, a des rapports sociaux, a des modes de production, a des formes de pouvoir, a des religions, des cultes et des rites, a des langues figees un temps dans un corpus d’?uvres decretees classiques, et meme a des facons de sentir et a des relations interpersonnelles, alors oui, les civilisations sont sans doute mortelles. Mais peut-etre s’agit-il de changements de tous ces traits et de bien d’autres, d’une evolution qui aboutit au bout de quelques siecles, voire seulement de quelques decennies, a donner l’impression de se trouver en presence d’une civilisation differente, plutot que de ruptures radicales, de mort et de renaissance. Si l’on prend en compte d’autres traits qui ont la forme de questions scientifiques, philosophiques, d’interrogations sur l’organisation du pouvoir politique dans la societe, on observe une remarquable continuite des grecs presocratiques a notre temps. Et peut-etre peut-on meme remonter plus haut aux Egyptiens et aux Babyloniens que les Grecs consideraient comme leurs predecesseurs, leurs inspirateurs et leurs interlocuteurs. Des reponses definitives ont ete donnees a des questions parfois vieilles de deux millenaires. Et si le travail persistant sur des questions, y compris tres concretes comme le statut a donner aux enfants et aux femmes, aux malades et aux pauvres, est le travail de la civilisation, alors nous appartenons a une civilisation qui n’est jamais morte, qui n’a jamais cesse d’evoluer et de s’enrichir des apports de societes diverses. En cela la Culture est une metaphore de notre propre civilisation metissee et composite.

Bien entendu, il serait anachronique de pretendre que nos reponses correspondent exactement aux questions des anciens Grecs ou des Latins. En un sens, tres peu d’entre nous parvenons a comprendre, et tres difficilement, leurs questions parce qu’elles etaient inserees dans un contexte qui a disparu ou plutot change et qu’il n’est pas aise, qu’il est peut-etre meme impossible de se representer. Mais nos reponses sont bien des reponses a leurs questions telles qu’elles ont change. D’eux a nous, il y a un fil jamais rompu, qui nous tisse. Nos langues sont issues des leurs, non par une substitution brutale, mais a la suite de glissements incessants et imperceptibles durant certaines epoques ou la pression des modeles s’est relachee. Au fond, nous appartenons a la meme civilisation. C’est une question de forme et de changement de forme. Notre civilisation est metamorphe.

Il est caracteristique que nous n’eprouvions pas le sentiment d’avoir vecu la mort d’une civilisation au cours des deux derniers siecles. Pourtant, comme il est banal de le souligner, les changements intervenus dans tous les domaines de la civilisation ont ete plus importants au cours de ces deux derniers siecles qu’au cours des deux millenaires precedents, et ils ont ete encore bien plus radicaux au cours d’une vie humaine de notre siecle. Et on ne voit aucune raison pour que ca s’arrete.

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