Certes, des cultures (au sens ethnologique du terme) autonomes sont sans doute mortes, comme celles de l’Amerique d’avant l’invasion europeenne. On en trouverait d’autres exemples en Afrique, en Asie et jusque sous les fondations, en Europe, de notre propre civilisation. En ce sens, des cultures sont mortelles. Mais il est difficile de decider si elles sont tout a fait mortes, de pretendre qu’elles n’ont rien verse dans le terrible creuset de la civilisation hegemonique.

Lorsque la science-fiction nous represente des societes galactiques, et plus encore des civilisations radicalement etrangeres, elle nous donne a sentir que notre petit pays d’annees est voue a l’oubli aussi surement qu’Ozymandias. Mais elle nous suggere aussi qu’il y a un fil continu de notre epoque a ce grandiose avenir. En projetant dans le futur le plus eloigne, nos questions, nos desirs, nos appetits de conquetes, en imaginant qu’ils trouveront des reponses, la science-fiction affirme souvent, peut-etre naivement, malgre tout le pessimisme dont elle est capable, sa confiance dans l’immortalite de notre civilisation technicienne.

Gerard KLEIN

L’idolatrie est pire que le carnage.

Le Coran, II, 190
Phlebas le Phenicien, mort depuis quinze jours, Oublia le ressac et le cri des mouettes Et les profits et pertes. Un courant sous-marin Lui picora les os en chuchotis. Tout en dansant, Il remonta au long des jours vers sa jeunesse Et piqua dans le tourbillon. Juif ou Gentil, O toi qui tiens la barre et regardes au vent, Considere Phlebas, naguere ton pareil En grandeur et beaute ! T.S. Eliot La Terre Vaine, IV – Mort par Eau (Traduction Pierre Leiris)

A la memoire de Bill Hunt

Prologue

Le vaisseau n’avait meme pas de nom. Pas d’equipage humain, l’unite-usine qui l’avait construit ayant ete evacuee longtemps auparavant. Pour cette meme raison, il ne comportait ni espaces habitables ni cabines. Pas de numero de serie, pas d’affectation precise au sein de la flotte : c’etait un batard fait de bric et de broc dont les pieces provenaient de cuirasses d’especes differentes ; et s’il n’avait pas de nom, c’etait parce que l’element-usine n’avait guere eu de temps a perdre avec de telles subtilites.

A partir de son stock de composants appauvri, le chantier spatial confectionna le vaisseau du mieux qu’il put, encore que dans l’ensemble, les armes, le systeme de propulsion et les circuits sensoriels fussent defectueux, perimes ou a reviser. Le cerveau de l’usine savait sa propre disparition ineluctable, mais il restait une chance pour que son ultime creation soit assez rapide et assez fortunee pour pouvoir s’echapper.

Toutefois, l’usine avait a sa disposition un element inappreciable, parfait : le Mental immensement puissant (encore qu’un peu fruste et sous-entraine) autour duquel elle avait assemble le reste du vaisseau. S’il parvenait a mettre le Mental en securite, le cerveau de l’usine considererait son devoir accompli. Mais si le chantier-mere n’avait pas donne de nom a son vaisseau de fils, c’etait aussi pour une autre raison ; il se disait qu’a ce dernier manquait encore une derniere chose : l’espoir.

Lorsque le vaisseau quitta le dock-chantier de l’unite-usine, la majeure partie de ses finitions restait a faire. Accelerant au maximum, il decrivit une spirale quadridimensionnelle dans un blizzard d’etoiles ou il n’ignorait pas que seul guettait le peril ; puis il se propulsa dans l’hyperespace grace a ses moteurs fatigues, vit disparaitre sa terre natale, en poupe, grace a ses capteurs deteriores, et testa a son bord ses unites offensives depassees, tous dispositifs preleves sur des vaisseaux de classes differentes. Au creux de sa carcasse de cuirasse, dans des chambres a vide total etroites, obscures et non chauffees, des drones-constructeurs s’efforcaient d’installer ou d’achever capteurs, deplaceurs, generateurs de champ, brouilleurs de boucliers protecteurs, champs-laser, caissons a plasma, magasins a ogives, unites de man?uvre, circuits de reparation… et les mille autres composants, mineurs ou majeurs, qui sont essentiels au bon fonctionnement d’un vaisseau de guerre. Petit a petit, tandis qu’il s’elancait a travers les vastes espaces vides qui separent les systemes stellaires, sa structure interne changea ; le vaisseau devint plus homogene, plus ordonne a mesure que les drones d’usine avancaient dans leur tache.

Plusieurs dizaines d’heures apres s’etre embarque pour son premier voyage, alors qu’il eprouvait son scanner a trace en concentrant le faisceau sur ses arrieres, le vaisseau enregistra une unique explosion- annihilation de forte amplitude, tres loin derriere lui, sur le site de l’unite-usine. Il regarda un moment s’epanouir le noyau de radiations, puis bascula le champ-scanner vers la proue et injecta un surplus de puissance dans ses moteurs d’ores et deja en surcharge.

Par la suite, le vaisseau fit son possible pour eviter les affrontements ; il croisait au large des couloirs spatiaux probables empruntes par l’ennemi, et considerait toute trace exterieure – quel que soit le vaisseau emetteur – comme un signe irrefutable de presence hostile. Ce faisant, il enchainait zigzags, piques, detours, ascensions et plongeons en poursuivant sa trajectoire spiralee aussi vite et aussi droit que possible, traversait de haut en bas le bras de galaxie qui l’avait vu naitre, foncait vers les confins de ce prodigieux isthme et vers l’espace relativement vide qui s’etendait au-dela. De l’autre cote, a la lisiere du bras suivant, il trouverait peut-etre la securite.

Au moment meme d’atteindre cette premiere frontiere, ou les etoiles s’epanouissaient en falaise scintillante au flanc du vide, il se fit prendre.

Une flotte d’appareils ennemis dont la trajectoire vint a cotoyer par hasard celle du vaisseau fuyard detecta son enveloppe d’emissions bruyantes et desordonnees, et l’intercepta. Il tomba tout droit dans leur filet et fut rapidement deborde. Sous-arme, lent et vulnerable, il sut instantanement qu’il n’avait aucune chance d’infliger la moindre perte a l’adversaire.

Alors il s’autodetruisit. Il mit a feu son stock d’ogives en une soudaine decharge d’energie qui, le temps d’une seconde et dans l’hyperespace seulement, surpassa en eclat la naine jaune qui evoluait au centre de son systeme, a quelque distance de la.

Peu avant que le vaisseau proprement dit n’explose et ne se transforme en plasma, la plupart des ogives amorcees disposees en ordre tout autour de lui formerent une sphere de radiations qui prit de l’expansion et rendit impossible toute velleite de fuite. Sur la fraction de seconde qu’occupa en tout et pour tout l’affrontement, il y eut, vers la fin, quelques millioniemes de seconde pendant lesquels les ordinateurs de guerre de la flotte ennemie analyserent brievement le labyrinthe quadridimensionnel du rayonnement en pleine dilatation et noterent

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