Andrei Makine

La fille d'un heros de l'Union sovietique

A mon ami Jacques Verrier

1

Comme tout est fragile et etrange ici-bas…

C'est ainsi que sa vie n'avait tenu qu'a cet eclat de miroir terni et aux doigts bleuis par le froid d'une ambulanciere mince comme une adolescente.

Il etait couche dans ce champ printanier laboure par les chars, au milieu de centaines de capotes figees pendant la nuit en un monceau glace. A gauche, d'un noir cratere, des poutres brisees herissaient leurs pointes dechiquetees. Tout pres, les roues enfoncees dans une tranchee a demi eboulee, un canon antichar se cabrait vers le ciel.

Avant la guerre, d'apres les livres, il imaginait le champ de bataille tout a fait autrement: des soldats soigneusement alignes dans l'herbe tendre, comme s'ils avaient eu le temps, avant de mourir, de prendre une pose particuliere, significative, suggeree par la mort. Chaque cadavre apparaissait ainsi dans la solitude de sa rencontre singuliere avec la mort. Et l'on pouvait jeter un regard sur le visage de chacun d'eux, l'un tournant ses yeux vers les nuages qui s'eloignaient lentement, l'autre touchant de sa joue la terre noire.

C'est pourquoi, longeant pour la premiere fois le pre couvert de morts, il n'avait rien remarque. Il marchait, tirant a grand-peine ses bottes des ornieres du chemin d'automne, le regard fixe sur le dos de l'homme de devant, sur sa capote grise et delavee ou brillaient des gouttelettes de brouillard.

Au moment ou l'on sortait du village – squelettes d'isbas a demi brulees – une voix s'eleva derriere, dans la file:

– Putain! Ils ne lesinent pas sur le peuple!

Il jeta alors un coup d'?il sur le pre qui fuyait vers le taillis voisin. Il vit dans l'herbe boueuse un amas de capotes grises ou, pele-mele, gisaient des Russes et des Allemands, tantot entremeles, tantot isoles, face contre terre. Puis quelque chose qui ne ressemblait plus a un corps humain, mais a une sorte de bouillie brunatre, dans des lambeaux de drap mouille.

Une de ces masses mortes, a present, c'etait lui. Il etait couche; sa tete, prise dans une petite flaque de sang gele sous la nuque, faisait avec son corps un angle inimaginable pour un etre vivant. Ses coudes etaient si violemment tendus sous son dos qu'il semblait vouloir s'arracher de terre. Le soleil scintillait a peine dans les broussailles givrees. Dans la foret, a l'oree du champ et dans les entonnoirs, on discernait encore l'ombre violette du froid.

Les ambulanciers etaient quatre: trois femmes, et un homme qui conduisait la fourgonnette dans laquelle ils deposaient les blesses.

Le front reculait a l'ouest. Le matin etait incroyablement serein. Leurs voix, dans l'air glace et ensoleille, resonnaient, claires et lointaines. «Il faut terminer avant que ca fonde, sinon on va patauger!» Tous les quatre etaient a bout de fatigue. Leurs yeux, rouges de nuits sans sommeil, clignaient dans le soleil bas. Mais leur travail etait efficace et bien coordonne. Ils pansaient les blesses, les chargeaient sur les brancards et lentement, faisant crisser les dentelles de glace, contournant les morts, trebuchant dans les ornieres, ils parvenaient jusqu'au fourgon.

La troisieme annee de guerre s'ecoulait. Et ce champ de printemps couvert de capotes glacees s'etendait quelque part dans le c?ur dechire de la Russie.

En passant pres du soldat, la jeune ambulanciere s'arreta a peine. Elle jeta un coup d'?il sur la plaque de sang givre, sur les yeux vitreux et sur les paupieres gonflees par la deflagration et souillees de terre. Mort. Avec une telle blessure, on ne survit pas. Elle continua son chemin, puis revint, et, tout en evitant de regarder ces yeux horribles, exorbites, elle retira le livret militaire.

– Ecoute, Mania, cria-t-elle a sa camarade qui pansait un blesse a dix pas d'elle, un Heros de l'Union sovietique!

– Blesse? demanda celle-ci.

– Mais non… Mort.

Elle se pencha sur lui et commenca a briser la glace autour de ses cheveux pour lui relever la tete.

– Eh bien! Allons-y, Tatiana. On va porter le mien.

Et Mania saisissait deja sous les aisselles son blesse dont la tete etait blanche de bandages.

Alors Tatiana, les mains humides et insensibles, chercha a la hate dans sa poche un petit eclat de miroir, l'essuya avec un morceau de charpie et le porta aux levres du soldat. Dans cet eclat passa le bleu du ciel, un arbuste miraculeusement preserve et couvert de cristaux. Une matinee de printemps eclatante. Le quartz scintillant du givre, la glace fragile, le vide ensoleille et sonore de l'air.

Soudain tout cet espace glace s'adoucit, se rechauffa, se voila d'une petite ombre de brume. Tatiana sauta sur ses jambes et, brandissant l'eclat d'ou s'effacait rapidement la buee legere du souffle, cria:

– Mania, il respire!

L'hopital avait ete improvise dans le batiment a un etage de l'ecole. Les pupitres s'entassaient sous l'escalier, les bandages et les medicaments dans les armoires, les lits alignes dans les salles de classe; on avait pare au plus presse. Quand il reprit connaissance apres quatre jours de coma profond, il devina, a travers le brouillard blanchatre qui noyait ses yeux d'un voile visqueux et douloureux, le portrait de Darwin. Plus bas il devinait une carte ou apparaissaient des taches diffuses de trois couleurs – le rouge de l'Union sovietique, le vert des colonies anglaises et le violet de celles de la France. Puis cette torpeur commenca a se dissiper. Il parvint peu a peu a distinguer les infirmieres et a ressentir une brulure cuisante quand on changeait ses pansements.

Une semaine plus tard, il put echanger quelques mots avec son voisin, un jeune lieutenant ampute des deux jambes. Le lieutenant parlait beaucoup, comme pour s'etourdir ou chasser l'ennui. Parfois il tendait la main vers le bas de son lit, cherchant ses jambes absentes et, se ressaisissant, presque enjoue, disait avec une certaine cranerie ce que le Heros de l'Union sovietique avait entendu et entendrait encore dans la bouche des soldats: «Nom de Dieu! Mes jambes sont foutues, mais ca me demange toujours. Ca, c'est un miracle de la nature!»

L'histoire du miroir, c'etait le lieutenant qui la lui avait racontee. Il avait quelquefois entrevu celle qui l'avait sauve. Elle aidait parfois a installer les blesses, distribuait le dejeuner, mais la plupart du temps, comme avant, elle parcourait les champs dans le camion sanitaire.

Quand elle entrait dans leur salle, elle jetait souvent un regard craintif de son cote, et lui, les paupieres mi- closes, sentant sa douleur s'attenuer, s'entrecouper d'eclaircies, souriait longuement.

Il etait couche, souriait et pensait a quelque chose de tres simple. Il pensait qu'il etait Heros de l'Union sovietique; il etait reste vivant, ses jambes et ses bras etaient intacts; hier pour la premiere fois, dans le bruit sec et assourdissant du papier reche qui se dechire, on avait ouvert la fenetre sur l'air tiede du printemps; demain il essaierait de se lever, de marcher un peu, et, s'il y parvenait, il ferait connaissance avec la jeune fille mince qui lui jetait des regards furtifs.

Le lendemain, il se leva et, savourant la beatitude des premiers pas encore maladroits, navigua au travers de la chambre vers la sortie. Dans le couloir il s'arreta pres de la fenetre ouverte et regarda avec une avidite joyeuse la fumee claire de la premiere verdure, la petite cour poussiereuse ou se promenaient les blesses, certains sur des bequilles, d'autres le bras en echarpe. Il roula une cigarette, l'alluma. Il esperait la rencontrer ce jour meme,

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