l’on vendait des galettes de poisson graisseuses, la nuit commencait a peser lourdement sur l’air. L’obscurite envahit rapidement les rues etroites. « Nous ferions mieux d’y aller, mon garcon », dit Epervier ; et Arren questionna : « Au bateau ? » Il savait cependant que ce ne serait pas le bateau, mais la maison sur la riviere et la terrible chambre poussiereuse et vide. Hare les attendait sur le seuil. Il alluma une lampe a huile pour eclairer les escaliers tenebreux. Sa flamme minuscule tremblait sans cesse dans sa main, et jetait des ombres immenses et fugitives sur les murs. Hare avait trouve un autre sac de paille pour ses visiteurs, mais Arren prit place sur le plancher nu pres de la porte. Celle-ci s’ouvrait de l’exterieur, et pour la garder il aurait du s’asseoir au-dehors : mais ce couloir d’un noir de poix etait plus qu’il n’en pouvait supporter, et il desirait garder un ?il sur Hare. L’attention d’Epervier, et peut-etre ses pouvoirs, allaient se diriger vers ce que Hare avait a lui dire, ou a lui montrer ; il incombait a Arren de demeurer vigilant, au cas ou Hare leur jouerait un tour.

Celui-ci se tenait plus droit, et tremblait moins maintenant ; il s’etait nettoye la bouche et les dents ; il parla de maniere assez sensee, au debut, bien qu’avec excitation. A la lumiere de la lampe, ses yeux etaient si noirs qu’ils ressemblaient aux yeux des animaux, depourvus de blanc. Il discutait serieusement avec Epervier, le pressant de manger de l’hazia. « Je veux t’emmener, t’emmener avec moi. Nous devons faire le meme chemin. Dans peu de temps, je vais partir, que tu sois pret ou non. Tu dois prendre l’hazia pour me suivre. »

— « Je crois que je peux te suivre. »

— « Pas la ou je vais. Ce n’est pas… comme de jeter un sort. » Il semblait incapable de prononcer les mots « sorcier » ou « sorcellerie ». « Je sais que tu peux aller jusqu’a… cet endroit, tu sais, le mur. Mais ce n’est pas la. C’est un autre chemin. »

— « Je crois que je peux te suivre. »

Hare secoua la tete. Son beau visage ravage s’empourpra ; il jetait frequemment des coups d’?il vers Arren, le melant a la conversation, bien qu’en realite il s’adressat seulement a Epervier. « Ecoute : il y a deux sortes d’hommes, n’est-ce pas ? La notre, et les autres. Les… dragons et le reste. Les gens sans pouvoir ne sont qu’a demi vivants. Ils ne comptent pas. Ils ne savent pas ce que sont leurs reves, ils ont peur de la nuit. Mais les autres, les seigneurs parmi les hommes, n’ont point peur d’aller dans les tenebres. Nous avons la force. »

— « Tant que nous connaissons le nom des choses. »

— « Mais les noms n’ont pas d’importance la-bas ; tout est la, tout est la ! Ce n’est pas ce que tu fais, ce que tu sais, qui t’est utile. Les sorts ne servent a rien. Il te faut oublier tout cela, le laisser s’effacer. C’est la que tu as besoin de l’aide de l’hazia : tu oublies les noms, tu laisses s’effacer les formes des choses, tu pars tout droit vers la realite. Je vais partir tres bientot maintenant ; si tu veux decouvrir ou, tu devrais faire ce que je te dis. Je fais ce qu’il dit. Il faut etre un seigneur des hommes pour etre seigneur de la vie. Il faut decouvrir le secret. Je pourrais te dire son nom, mais qu’est-ce qu’un nom ? Un nom n’est pas reel, le reel, le reel eternel. Les dragons ne peuvent aller la-bas. Les dragons meurent. Ils meurent tous. J’ai tellement pris de hazia ce soir que tu ne me rattraperas jamais, tu ne m’arrives pas a la cheville. Si je me perds, tu peux me conduire. Te rappelles-tu ce qu’est le secret ? Te rappelles-tu ? Pas de mort. Pas de mort… non ! Pas de lit trempe de sueur et de cercueil pourrissant, plus jamais. Le sang se tarit comme la riviere et c’est fini. Pas de peur. Pas de mort. Les noms n’existent plus, ni les mots ni la peur. Montre-moi ou je puis me perdre, montre-moi, seigneur… »

Il continua ainsi, avec des mots d’extase s’etranglant dans sa gorge, et c’etait comme une incantation magique, mais cela ne produisait aucune magie, ne formait pas un tout, n’avait pas de sens. Arren ecoutait, ecoutait, s’efforcant de comprendre. Si seulement il pouvait comprendre ! Epervier devait faire comme il le disait, et prendre la drogue, juste cette fois, afin de decouvrir ce dont parlait Hare, le mystere dont il ne pouvait ou ne voulait dire le nom. Pour quelle autre raison etaient-ils ici ? Mais peut-etre (Arren detourna son regard du profil extatique de Hare pour le porter sur l’autre profil) le mage avait-il deja compris… Dur comme un roc, ce profil. Ou etaient le nez camus, le regard debonnaire ? Faucon le negociant etait evanoui, oublie. C’etait le mage, l’Archimage, qui etait assis la.

La voix de Hare n’etait plus maintenant qu’un murmure plaintif, et il balancait son corps, assis en tailleur. Son visage etait devenu hagard et sa bouche molle. En face de lui, dans la faible et vacillante lumiere de la lampe a huile posee sur le sol entre eux deux, l’autre ne parlait pas, mais il avait tendu la main et pris celle de Hare, et la tenait fermement. Arren ne l’avait pas vu faire ce geste. Il y avait des breches dans la succession des evenements, des breches de non-existence ; mais ce devait etre l’effet de la somnolence. Plusieurs heures s’etaient certainement ecoulees, et il devait etre pres de minuit. S’il dormait, pourrait-il lui aussi suivre Hare dans son reve, et parvenir a l’endroit, au chemin secret ? Peut-etre. Cela lui paraissait tout a fait faisable maintenant. Mais il devait garder la porte. Epervier et lui en avaient a peine parle, mais tous deux etaient conscients qu’en les faisant revenir a la nuit, Hare avait pu preparer quelque embuscade ; il avait ete pirate, il connaissait des voleurs. Ils n’avaient rien dit, mais Arren savait que son role etait de monter la garde, car, pendant que le mage effectuerait cet etrange voyage de l’esprit, il serait sans defense. Comme un niais, il avait laisse son epee sur le bateau : et a quoi lui servirait son couteau si la porte s’ouvrait soudain derriere lui ? Mais cela ne se produirait pas : il pouvait ecouter, et entendre. Hare ne parlait plus, les deux hommes etaient totalement silencieux, toute la maison etait silencieuse. Personne ne pouvait gravir cet escalier branlant sans faire de bruit. Il pouvait parler, s’il entendait un bruit ; crier tres fort, et la transe cesserait ; et Epervier se retournerait et les defendrait, Arren et lui-meme, de toute la foudre vengeresse qu’est la colere d’un mage… Lorsque Arren s’etait assis devant la porte, Epervier l’avait regarde, un bref regard d’approbation et de confiance. Il etait le gardien. Il n’y avait nul danger s’il montait la garde. Mais c’etait difficile, difficile de fixer sans cesse ces deux visages – la petite goutte de la flamme de la lampe sur le plancher, entre eux deux, a present silencieux, immobiles, les yeux ouverts, mais ne voyant ni la lumiere ni la chambre poussiereuse, qui ne voyaient pas le monde, mais un autre monde de reve ou de mort – de les fixer, sans tenter de les suivre…

La, dans les tenebres vastes et arides, quelqu’un se tenait, qui l’appelait. Viens, disait-il, le haut seigneur des ombres. Dans sa main il tenait une flamme minuscule, pas plus grosse qu’une perle ; et il la tendit a Arren, lui offrant la vie. Lentement, Arren fit un pas vers lui, pour le suivre.

IV. LUMIERE DE MAGE

Seche, sa bouche etait seche. Avec un gout de poussiere. Ses levres etaient couvertes de poussiere.

Sans relever la tete du sol, il observait le jeu des ombres. Il y avait des ombres enormes qui se mouvaient et se baissaient, s’enflaient et retrecissaient, et d’autres plus legeres qui couraient sur les murs et le plafond, prestes, et qui le narguaient. Il y en avait une dans le coin, une autre sur le plancher, et aucune de ces deux ombres ne bougeait.

Il commencait a avoir mal a l’arriere du crane. En meme temps, ce qu’il voyait devint net dans son esprit en un eclair, et s’y fixa : Hare effondre dans un coin, la tete sur les genoux ; Epervier etendu sur le dos, un homme agenouille au-dessus d’Epervier, un autre jetant des pieces d’or dans un sac et un troisieme debout, contemplant la scene. Le troisieme homme tenait une lanterne dans une main et une dague dans l’autre : la dague d’Arren.

S’ils parlaient, il ne les entendait pas. Il n’entendait que ses propres pensees, qui lui disaient ce qu’il devait faire, immediatement et sans hesiter. Il leur obeit sur-le-champ. Il rampa tres lentement sur quelques metres, projeta sa main gauche, empoigna le sac contenant le butin, bondit sur ses pieds, et courut vers les escaliers avec un hurlement enroue. Il devala les marches dans l’obscurite complete sans en manquer une seule, sans meme les sentir sous ses pieds, comme s’il eut plane. Il deboucha dans la rue et s’engouffra a toute allure dans les tenebres.

Les maisons telles des carcasses noires se detachaient contre les etoiles. La clarte stellaire chatoyait faiblement sur la riviere a sa droite, et, bien qu’il ne put voir ou aboutissaient les rues, il pouvait deviner les croisements, et ainsi tourner et faire des crochets, afin de depister les autres. Ils l’avaient suivi ; il pouvait les entendre derriere lui, pas tres loin. Ils n’avaient pas de souliers, et leur respiration haletante etait plus bruyante que leurs pas. Il aurait ri s’il en avait eu le temps ; il savait enfin ce qu’on eprouvait a etre la proie au lieu d’etre le chasseur, celui qui menait la course, le gibier. Cela signifiait etre seul, et etre libre, il fit un crochet a droite et traversa en se baissant un pont au parapet eleve, se glissa dans une rue laterale, tourna au coin, et rejoignit le bord de la riviere, qu’il suivit un moment, traversant un autre pont. Ses souliers resonnaient sur les cailloux de la chaussee, seul bruit dans toute la cite ; il s’arreta devant la culee du pont pour les delacer, mais les cordons

Вы читаете L'ultime rivage
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату