pas profitable aux vivants. Paln connut des temps malheureux. Le Mage Gris fut chasse. Il mourut oublie. »

— « Il est donc mauvais de les appeler ? »

— « J’appellerai plutot cela un malentendu. Une conception erronee de la vie. La mort et la vie sont une seule et meme chose ; comme les deux cotes de la main, le dessus et la paume. Et pourtant, le dessus et la paume sont differents… On ne peut ni les separer, ni les confondre. »

— « Alors, personne n’utilise plus ces sorts, a present ? »

— « Je n’ai connu qu’un homme qui les employat librement, sans se rendre compte de leurs risques. Car ils sont dangereux, et comportent des risques plus grands que toute autre magie. Je viens de dire que la vie et la mort sont comme les deux cotes de ma main, mais, en verite, nous ne savons pas ce qu’est la vie ni ce qu’est la mort. Il n’est pas sage d’avoir pouvoir sur ce qu’on ne comprend pas ; et il est bien improbable qu’il en resulte quelque chose de bon. »

— « Qui etait cet homme qui les utilisait ? » demanda Arren.

C’etait la premiere fois qu’Epervier repondait si volontiers a ses questions, dans cette, ambiance tranquille et meditative. Parler les consolait tous deux, quoique le sujet en fut sombre.

— « Il vivait a Havnor. On le tenait pour un simple sorcier, mais il avait le pouvoir inne d’un grand mage. Il monnayait son art, montrant a quiconque le payait tout esprit qu’il desirait voir, celui d’une epouse morte, d’un mari ou d’un enfant, emplissant sa maison d’ombres inquietes venues des siecles anciens, des jolies femmes du temps des Rois. Je l’ai vu faire revenir de la Terre Aride mon vieux maitre, celui qui etait Archimage dans ma jeunesse, Nemmerle, dans le seul but de distraire les oisifs. Et cette grande ame vint a son appel, comme un chien soumis. Je me mis en colere, et le defiai. Je n’etais point encore Archimage. Je dis : « Tu contrains les morts a venir dans la maison. Viendras-tu avec moi dans la leur ? » Et je le fis venir, bien qu’il luttat contre moi de toute sa volonte, changeat de forme, et pleurat a voix haute dans les tenebres quand il ne put plus rien faire d’autre. »

— « Vous l’avez donc tue ? » chuchota Arren, captive.

— « Non. Je l’ai oblige a me suivre dans la terre des morts, et a en revenir avec moi. Il avait peur. Lui qui invoquait les morts avec une telle facilite avait plus peur de la mort – de sa propre mort – que tout autre homme de ma connaissance. Devant le mur de pierre… Mais je t’en dis plus qu’un novice ne doit en savoir. Et tu n’es pas meme un novice. » Dans, la nuit, les yeux percants rendirent a Arren son regard, le plongeant dans la confusion. « Aucune importance », dit l’Archimage. « Il y a donc un mur de pierre, a un certain endroit de la frontiere. L’esprit le traverse a l’heure de la mort, et un vivant peut le traverser, et revenir, s’il connait le chemin… Pres du mur de pierre, cet homme se blottit, du cote des vivants, et essaya en vain de resister a ma volonte. Il s’accrochait aux pierres avec ses mains, pleurait et gemissait. Je l’ai oblige a continuer. Sa peur me donnait la nausee et m’irritait. J’aurais du savoir a cela que j’agissais mal. Mais j’etais possede par la colere et la vanite. Il etait tres fort, et moi impatient de prouver que j’etais plus fort encore. »

— « Qu’a-t-il fait ensuite, lorsque vous etes revenus ? »

— « Rampe, et jure de ne plus employer la Science Palnienne ; il m’embrassa la main, mais m’aurait tue s’il l’avait ose. »

— « Qu’advint-il de lui ? »

— « Il a quitte Havnor pour l’ouest, peut-etre pour Paln ; j’ai entendu dire, des annees plus tard, qu’il etait mort. Il avait les cheveux blancs lorsque je le connus, bien qu’il fut encore un homme vif, aux longs bras de lutteur. Qu’est-ce qui m’a pris de parler de lui ? Je n’arrive meme pas a me rappeler son nom. »

— « Son vrai nom ? »

— « Non ! Celui-la, je peux m’en souvenir… » Puis il s’interrompit, et, le temps de trois battements de c?ur, se tint a tout fait immobile.

— « On l’appelait Cygne, a Havnor », dit-il d’une voix, prudente et changee. Il faisait trop sombre maintenant pour distinguer l’expression de son visage. Arren le vit se tourner et regarder l’etoile jaune, a present plus haute sur les vagues, projetant sur eux une trainee d’or aussi fine qu’un fil d’araignee. Au bout d’un moment, il dit : « Ce n’est pas seulement dans les reves, Arren, que nous nous trouvons face a ce qui est encore a venir dans ce qui est depuis longtemps oublie, et que nous disons ce qui parait etre des absurdites parce que nous refusons d’en voir la signification. »

VI. LORBANERIE

Vue a travers quinze kilometres d’une eau eclairee par le soleil, Lorbanerie etait verte, verte comme la mousse vive sur le bord d’une fontaine. De pres, elle eclatait en feuilles, en troncs d’arbres, en ombres, en routes, en maisons, en visages et en vetements, en poussiere, et tout ce qui compose une ile habitee par l’homme. Mais pourtant, par-dessus tout, elle etait verte : car chacun de ses arpents de terre qui n’etait pas bati ou ne servait pas de chaussee etait abandonne a ces arbres bas au faite arrondi appeles hurbahs, dont les feuilles nourrissent les petits vers filant la soie que devident et tissent les hommes, les femmes et les enfants de Lorbanerie. Au crepuscule, l’air est empli de petites chauves-souris grises qui se nourrissent des vers. Elles en mangent beaucoup, mais on le leur tolere et elles ne sont point exterminees par les tisserands, qui tiennent en verite leur meurtre pour un acte de tres mauvais augure. Car, disent-ils, si les etres humains vivent des vers, les petites chauves-souris ont certainement le droit d’en faire autant.

Les maisons etaient curieuses, avec leurs petites fenetres disposees au hasard, et leurs toits faits de brindilles d’hurbah, tous verts de mousse et de lichen. C’avait ete autrefois une ile prospere, pour une ile des Lointains, et cela se voyait encore aux maisons qui avaient ete bien peintes et bien meublees, aux grands rouets et aux metiers dans les chaumieres et les ateliers, et a la jetee de pierre du petit port de Sosara, ou auraient pu se ranger plusieurs galeres marchandes. Mais le port etait vide. La peinture des maisons etait delavee, il n’y avait plus de mobilier neuf, et la plupart des rouets et des metiers etaient immobiles, couverts de poussiere, avec des toiles d’araignees entre les pedales, entre la lice et le cadre.

« Des sorciers ? » dit le maire du village de Sosara, un homme trapu au visage aussi dur et aussi brun que la plante de ses pieds nus. « Il n’y a pas de sorciers a Lorbanerie. Il n’y en a jamais eu. »

— « Qui l’eut cru ? » fit Epervier, d’un ton admiratif.

Il etait assis avec huit ou neuf villageois, et buvait du vin fait avec les baies d’hurbah, une boisson claire et amere. Il leur avait dit, par necessite, qu’il etait dans le Lointain Sud a la recherche de pierre d’emmelle, mais ne s’etait deguise d’aucune maniere, pas plus que son compagnon, mis a part le fait qu’Arren avait cache son epee sur le bateau, comme de coutume ; et si Epervier avait son baton sur lui, il etait invisible. Les villageois s’etaient d’abord montres maussades et hostiles, et paraissaient disposes a le redevenir d’un moment a l’autre ; seules l’habilete et l’autorite d’Epervier avaient pu forcer leur reticence. « Vous devez avoir ici de merveilleux arboriculteurs », disait-il a present. « Que font-ils en cas de gelee tardive pour les vergers ? »

— « Rien », dit un homme maigre au bout de la rangee des villageois. Ils etaient tous assis en file, adosses au mur de la taverne, sous les feuilles du chaume. Tout pres de leurs pieds nus, la pluie douce d’avril s’ecrasait en grosses gouttes sur la terre.

— « C’est la pluie le danger, non la gelee », dit le maire. « Elle fait pourrir les caisses des vers a soie. Et nul ne peut empecher la pluie de tomber. Nul ne l’a jamais fait. » Il etait agressif pour tout ce qui touchait aux sorciers et a la sorcellerie ; certains des autres semblaient plus reserves sur le sujet. « Jamais il ne pleuvait a cette epoque de l’annee », fit l’un d’eux, « quand le vieux etait vivant. »

— « Qui ? Le vieux Mildi ? Eh bien, il n’est plus vivant. Il est mort », dit le maire.

— « On l’appelait l’Homme des Vergers », dit l’homme maigre. « Oui. L’Homme des Vergers, qu’on l’appelait », dit un autre. Le silence tomba, comme tombait la pluie.

Derriere la fenetre de l’unique piece de l’auberge se tenait Arren. Il avait trouve, accroche au mur, un vieux luth, au long manche et a trois cordes, tel qu’on en jouait dans l’Ile de Soie ; et il en jouait en ce moment, apprenait a en tirer de la musique, sans guere faire plus de bruit que la pluie crepitant sur le chaume.

« Dans les marches d’Horteville », dit Epervier, « j’ai vu de l’etoffe vendue pour de la soie de Lorbanerie. C’etait quelquefois de la soie. Mais jamais de la soie de Lorbanerie. »

— « Les saisons ont ete mauvaises », dit l’homme maigre. « Quatre ans, cinq maintenant. »

— « Cinq ans, que cela fait, depuis la Veille des Friches », dit un vieillard d’une voix machonnante, satisfaite,

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