— « Venez », dit un garcon qui devait avoir l’age d’Arren, bien qu’il ne parut pas plus de douze ans par la taille et la carrure : un garcon au visage grave, avec un crabe bleu tatoue en travers du dos. Il plongea, et tous plongerent, meme un enfant de trois ans ; Arren fut donc oblige de les imiter, ce qu’il fit en essayant de ne pas faire d’eclaboussures.
« Comme une anguille », dit le garcon, en remontant pres de son epaule.
— « Comme un dauphin », dit une belle fille au joli sourire, en disparaissant dans les profondeurs.
— « Comme moi ! » fit le bambin de trois ans d’une petite voix percante, dansant sur l’eau comme une bouteille.
Ainsi, ce soir-la jusqu’a la nuit, et toute la journee du lendemain long et dore, et les jours qui suivirent, Arren nagea, parla et travailla avec les jeunes du radeau d’Etoile. Et, de tous les evenements survenus dans ce voyage, depuis ce matin d’equinoxe ou Epervier et lui avaient quitte Roke, celui-la lui parut d’une certaine maniere le plus etrange ; car il n’avait rien a voir avec tout ce qui s’etait produit auparavant, pendant le voyage comme durant sa vie entiere ; et encore moins avec ce qui etait a venir. A la nuit tombee, quand il s’etendait au milieu des autres pour dormir sous les etoiles, il se disait : « C’est comme si j’etais mort, et que ceci soit l’apres-vie, dans la lumiere du soleil, au-dela de la lisiere du monde, parmi les fils et les filles de la mer… » Avant de s’endormir, il cherchait, loin au sud, l’etoile jaune et le trace de la Rune de Fin, et voyait toujours Gobardon, et le petit ou le grand triangle ; mais les etoiles se levaient plus tard maintenant, et il ne pouvait garder les yeux ouverts jusqu’a ce que la figure entiere se fut degagee de l’horizon. De jour comme de nuit, les radeaux derivaient vers le sud, mais il n’y avait jamais aucun changement dans la mer, car ce qui change constamment ne change pas en realite. Les pluies torrentielles de mai prirent fin, et toute la nuit les etoiles brillaient, et tout au long du jour le soleil.
Il savait qu’ils ne vivraient pas toujours ainsi, dans cette facilite et ce bien-etre de reve. Il s’enquit de l’hiver, et ils lui parlerent des longues pluies et de la houle puissante, des radeaux solitaires, tous separes les uns des autres, derivant et tanguant dans la grisaille et les tenebres, semaine apres semaine… L’hiver dernier, pendant une tempete qui avait dure un mois, ils avaient vu des vagues si enormes qu’elles ressemblaient a des « nuages d’orage », disaient-ils, car ils n’avaient jamais vu de collines : ils pouvaient les voir arriver l’une derriere l’autre, immenses, a des milles de distance, se precipitant vers eux. Les radeaux pouvaient-ils naviguer sur de telles mers ? interrogea-t-il, et ils dirent que oui, mais pas toujours. Au printemps, quand ils se rassemblaient aux Routes de Balatran, il manquait parfois deux radeaux, ou trois, ou six…
Ils se mariaient tres jeunes. Crabe-Bleu, qui portait son homonyme en tatouage, et Albatros la jolie etaient mari et femme, bien que lui n’eut que dix-sept ans et qu’elle fut de deux ans plus jeune ; beaucoup de mariages semblables se nouaient entre radeaux. De nombreux bebes rampaient et trottaient la, attaches par de longues courroies aux quatre poteaux de l’abri central, dans lequel ils s’entassaient tous a l’heure la plus chaude, pour dormir en tas fretillants. Les enfants plus ages s’occupaient des plus jeunes, hommes et femmes se partageant tous les travaux. Chacun a tour de role recueillait les grandes algues brunes, le nilgu des Routes, dentele comme la fougere, et long de vingt-cinq a trente metres. Tous participaient au foulage du nilgu pour la fabrication de l’etoffe, et au tressage des fibres rugueuses dont on faisait des cordages et des filets ; ils pechaient, sechaient le poisson, faconnaient en outils l’ivoire des baleines, et accomplissaient toutes les autres taches requises par la vie sur les radeaux. Mais il y avait toujours du temps pour nager et bavarder, et aucun travail ne devait etre acheve a une heure precise. Il n’y avait d’ailleurs pas d’heures : rien que des jours entiers, des nuits entieres. Au bout de quelques-uns de ces jours et de ces nuits, il sembla a Arren qu’il vivait sur le radeau depuis un temps incalculable, qu’Obehol etait un reve, avec derriere des reves plus flous, et que c’etait dans un autre monde qu’il avait vecu sur terre et ete prince d’Enlad.
Lorsque enfin il fut convoque sur le radeau du chef, Epervier le contempla un moment et dit : « Tu ressembles a l’Arren que je vis dans la Cour de la Fontaine : luisant comme un phoque dore. La vie d’ici te convient, mon garcon. »
— « Oui, mon seigneur. »
— « Mais ou est-ce
Il parlait en souriant, comme s’il avait partage cette douceur de vivre intemporelle dans la lumiere de l’ete ; mais son visage etait lugubre, et dans ses yeux se lisait une tristesse non apaisee. Arren s’en apercut, et fit honnetement face.
« J’ai trahi… » dit-il, puis il s’interrompit. « J’ai trahi votre confiance. »
— « Comment cela, Arren ? »
— « La-bas… a Obehol. Alors que pour une fois vous aviez besoin de moi. Vous etiez blesse, et aviez besoin de mon aide. Je n’ai rien fait. Le bateau a derive, et je l’ai laisse deriver. Vous aviez mal et je n’ai rien tente pour vous. J’ai vu une terre… j’ai vu une terre et je n’ai meme pas essaye de faire virer le bateau… »
— « Calme-toi, mon garcon », dit le mage avec une telle fermete qu’Arren obeit. Et aussitot apres : « Dis- moi a quoi tu pensais a ce moment-la. »
— « A rien, seigneur… a rien ! Je pensais qu’il etait inutile de faire quoi que ce soit. Je pensais que votre pouvoir magique avait disparu – non, qu’il n’avait jamais existe. Que vous m’aviez dupe. » La sueur perla sur le visage d’Arren et il lui fallut forcer la voix, mais il continua. « J’avais peur de vous. J’avais peur de la mort. J’en avais tellement peur que je ne voulais pas vous regarder, parce que vous etiez peut-etre mourant. Je ne pouvais penser a rien, sinon qu’il y avait… qu’il y avait un moyen pour moi de ne pas mourir, si je pouvais le trouver. Mais, tout ce temps, la vie s’ecoulait, comme s’il y avait eu une immense blessure d’ou le sang s’echappait – comme vous-meme en portiez une. Mais celle-la etait dans chaque chose. Et je n’ai rien fait, rien, sauf de me derober a l’horreur de la mort. »
Il s’interrompit, car dire la verite a voix haute etait insupportable. Ce n’etait pas la honte qui l’empechait, mais la peur, la meme peur. Il savait maintenant pourquoi cette vie tranquille, dans la mer et le soleil, sur les radeaux, ressemblait pour lui a une apres-vie ou a un reve, aussi irreelle. C’etait parce qu’il savait dans son c?ur que la realite etait vide : sans vie, ni chaleur, ni couleur, ni son – sans signification. Il n’y avait ni hauteurs ni profondeurs. Tout ce jeu charmant de formes, de lumiere et de couleur sur la mer et dans les yeux des hommes n’etait rien de plus que cela : un jeu d’illusions sur le vide creux.
Les illusions passaient et il ne restait que l’informe et le froid. Rien d’autre.
Epervier le regardait, et Arren avait baisse les yeux pour eviter ce regard. Mais voici que subitement s’elevait en lui une petite voix, celle du courage, ou peut-etre de l’ironie. Elle etait arrogante, impitoyable, et disait ; Couard ! Couard ! Rejetteras-tu cela aussi ?
Aussi releva-t-il les yeux, par un immense effort de volonte, et affronta-t-il le regard de son compagnon.
Epervier etendit la main et prit la sienne dans une rude etreinte, si bien que tous deux ils se touchaient par les yeux et la chair.
— « Lebannen », dit-il. Il n’avait jamais prononce le nom veritable d’Arren, et Arren ne le lui avait jamais dit. « Lebannen, cela est. Et tu es. Il n’y a pas de securite. Et pas de fin. Le mot doit etre entendu dans le silence. Il faut les tenebres pour voir les etoiles. On danse toujours au-dessus du vide, au-dessus des terribles abysses. »
Arren crispa ses mains et pencha le front jusqu’a ce qu’il s’appuie sur les mains d’Epervier. « Je vous ai trahi », dit-il. « Je vous trahirai encore. Je n’ai pas suffisamment de force. »
— « Tu as assez de force. » La voix d’Epervier paraissait tendre, mais elle recelait la meme durete que la voix railleuse montee des profondeurs de la honte d’Arren. « Ce que tu aimes, tu continueras a l’aimer. Ce que tu entreprends, tu l’accompliras. On peut se fier a toi. Il n’est pas etonnant que tu n’aies point encore appris cela. Dix-sept ans sont peu de defense contre le desespoir… Mais songes-y, Lebannen. Refuser la mort, c’est refuser la vie. »
— « Mais je cherchais la mort ! » Arren leva la tete et fixa Epervier. « Comme Sopli… »
— « Sopli ne cherchait pas la mort. Il cherchait une fin a sa peur de la mort. »
— « Mais il existe un chemin. Le chemin qu’il cherchait. Sopli. Et Hare ; et les autres. Le chemin pour revenir a la vie, a la vie sans mort. Vous – vous plus que tout autre – devez connaitre ce chemin… »
Le mage retenait toujours fermement la main d’Arren.
— « Je ne le connais pas, dit Epervier, Oui, je sais ce qu’ils croient chercher, Mais je sais aussi que c’est un