assechee, la porte, s’ouvrait beante. Elle etait large et creuse, mais qu’elle fut ou non profonde, on ne pouvait le dire. Il n’y avait a l’interieur rien qui put accrocher la lumiere, rien que l’?il put distinguer. C’etait le vide. Derriere elles n’etaient ni la lumiere ni les tenebres, ni la vie ni la mort. Rien. C’etait une voie qui ne menait nulle part. Ged leva les mains et parla. Arren tenait toujours le bras de Cygne ; l’aveugle avait pose sa main libre contre les rochers de la falaise. Tous deux se taisaient, retenus par la puissance de l’enchantement.
Avec le talent et l’experience de toute une vie, et de toute la force de son c?ur farouche, Ged s’efforcait de fermer cette porte, de rendre au monde son unite. Et sous la puissance de sa voix et le geste imperieux de ses mains modeleuses, les rochers s’assemblerent, peniblement, tentant de se reunir, de former un tout. Mais en meme temps la lumiere s’affaiblissait, de plus en plus, s’effacait de ses mains et de son visage, s’eteignait sur son baton d’if, au point qu’il ne resta plus au bout de celui-ci qu’une petite lueur. Dans cette faible lumiere, Arren vit que la porte etait presque fermee.
Sous sa main, l’aveugle sentait les rochers bouger, les sentait s’assembler ; et il sentait aussi l’art et le pouvoir l’abandonner, se depenser, se consumer… Et soudain il hurla « Non ! » et s’arracha a l’etreinte d’Arren, se jetant en avant pour serrer Ged dans une etreinte puissante d’aveugle. Le precipitant a terre sous son poids, il referma ses mains sur sa gorge pour l’etrangler.
Arren leva alors l’epee de Serriadh, et abattit la lame avec force et precision sur le cou qui s’offrait, sous des cheveux emmeles.
L’esprit vivant possede du poids dans le monde des morts, et l’ombre de l’epee avait un tranchant. La lame fit une vaste blessure, qui sectionna l’epine dorsale de Cygne. Du sang noir jaillit, eclaire par la lumiere meme de l’epee.
Mais il ne sert a rien de tuer un mort ; et Cygne etait mort, mort depuis des annees. La blessure se referma, ravalant le sang. L’aveugle se redressa de toute sa haute taille, etendit ses longs bras vers Arren, le visage convulse de rage et de haine : comme s’il se fut seulement apercu qui etait son veritable ennemi et rival.
Si horrible a voir etait cet etre se relevant d’un coup mortel, cette incapacite a mourir, plus horrible que n’importe quelle agonie, qu’une rage nourrie de repulsion s’enfla en Arren, une fureur demente, et qu’il assena a nouveau un terrible coup de son epee. Cygne tomba, le crane ouvert, le visage masque de sang, mais Arren se jeta aussitot sur lui, pour frapper encore, avant que se referme la blessure, pour frapper jusqu’a tuer…
Pres de lui, Ged, se redressant sur les genoux, prononca un mot.
Au son de cette voix, Arren fut immobilise, comme si une main eut empoigne le bras qui tenait l’epee. L’aveugle, qui avait commence a se relever, etait de la meme facon completement paralyse. Ged se leva ; il vacillait un peu. Lorsqu’il put se tenir droit, il fit face a la falaise.
— « Redeviens un tout ! » dit-il d’une voix claire, et de son baton il traca en lignes de feu, sur la porte du rocher, une figure : la rune Agnen, la rune de Fin, qui ferme les routes et qu’on dessine sur les couvercles des cercueils. Et il n’y eut plus alors ni breche ni vide parmi les blocs de pierre. La porte etait fermee.
Le sol de la Contree Aride trembla sous leurs pieds, et a travers le ciel nu et immuable courut un long roulement de tonnerre, puis il s’eteignit.
— « Par le mot qui ne sera pas dit avant la fin des temps, je t’ai appele. Par le mot qui fut dit a la creation des choses, a present je te delivre ; Tu es libre ! » Et, se penchant sur l’aveugle, tombe a genoux, Ged lui chuchota quelque chose a l’oreille, sous les cheveux blancs emmeles.
Cygne se redressa. Il regarda lentement autour de lui, avec des yeux qui a present voyaient. Il regarda Arren, puis Ged. Il ne dit mot, mais les fixa de ses yeux noirs. Il n’y avait nulle colere dans son visage, nulle haine, nulle douleur. Lentement, il fit demi-tour et s’eloigna, descendant le cours de la Riviere Seche ; et il fut bientot hors de vue.
Il n’y avait plus de lumiere sur le baton d’if de Ged, non plus que sur son visage. Il etait debout, la, dans les tenebres. Lorsque Arren vint a lui, il prit le bras du jeune homme pour se soutenir. Pendant un moment, il fut secoue par les spasmes de sanglots sans larmes. « C’est fait », dit-il. « Tout a disparu. »
— « C’est fait, cher seigneur. Il faut partir. »
— « Oui. Nous devons rentrer chez nous. »
Ged paraissait hebete ou epuise. Il descendit a la suite d’Arren le cours de la riviere, trebuchant, avancant lentement, avec peine, parmi les pierres et les gros rochers. Arren resta a son cote. Lorsque les berges de la Riviere Seche furent basses et que le sol devint moins abrupt, il se tourna vers le chemin par lequel ils etaient venus, la longue pente informe qui montait vers les tenebres. Puis il en detourna le regard.
Ged ne dit rien. Des qu’ils avaient fait halte, il s’etait effondre sur un bloc de lave, a bout de forces, la tete pendante.
Arren savait que le chemin par lequel ils etaient venus leur etait ferme. Ils ne pouvaient rien faire d’autre que continuer. Il leur fallait aller jusqu’au bout. Meme trop loin n’est pas assez loin, pensa-t-il. Il leva les yeux vers les pics noirs, froids et silencieux contre le front des etoiles immobiles et menacantes ; et une nouvelle fois la voix ironique et moqueuse de sa volonte parla en lui, implacable : « T’arreteras-tu a mi-chemin, Lebannen ? »
Il alla a Ged et dit avec une grande douceur : « Nous devons continuer, mon seigneur. »
Ged ne dit rien, mais se leva.
— « Nous devons passer par les montagnes, je crois. »
— « Par ici, mon garcon », dit Ged dans un murmure rauque. « Aide-moi »
Ainsi commencerent-ils a gravir les pentes de poussiere et de scories dans les montagnes, Arren aidant son compagnon de son mieux. Les tenebres regnaient dans les combes et les gorges, si bien qu’il lui fallait avancer a tatons, et il lui etait difficile de soutenir Ged en meme temps. Marcher etait malaise sur cette matiere glissante ; mais lorsqu’ils durent grimper a quatre pattes les pentes devenues plus raides, ce fut encore plus difficile. Les rochers etaient rugueux et brulaient les mains comme du metal en fusion. Pourtant il faisait froid, de plus en plus froid a mesure qu’ils montaient. C’etait une torture que de toucher cette terre. Elle brulait comme des charbons ardents : un feu embrasait l’interieur des montagnes. Mais l’air etait toujours froid, et toujours sombre. Aucun bruit. Nul vent ne soufflait. Les rochers aigus se brisaient sous leurs mains, cedaient sous leurs pieds. Noirs, a pic, les eperons et les chasmes se dressaient au-dessus d’eux et retombaient derriere eux dans l’obscurite. Derriere, dessous, le royaume des morts echappait au regard. Devant eux, la-haut, les pics et les rocs se detachaient contre les etoiles. Et rien ne bougeait dans toute l’immensite de ces montagnes noires, sinon les deux ames mortelles.
A force de fatigue, Ged trebuchait souvent ou perdait l’equilibre. Son souffle devenait de plus en plus penible, et lorsque ses mains se heurtaient aux rochers, il haletait de douleur. L’entendre gemir de la sorte tordait le c?ur d’Arren. Il essayait de l’empecher de tomber. Mais souvent le chemin etait trop etroit pour qu’ils puissent aller de front, ou Arren devait passer devant pour chercher une prise. Et finalement, sur une haute pente s’elevant jusqu’aux etoiles, Ged glissa, tomba en avant, et ne se releva pas.
— « Mon seigneur ! » dit Arren, s’agenouillant pres de lui, puis il prononca son nom : « Ged. » Mais celui-ci ne repondit ni ne bougea. Arren le souleva dans ses bras et le porta jusqu’au sommet de cette haute montee. Elle debouchait sur une etendue plate. Arren deposa son fardeau et se laissa tomber pres de lui, epuise, douloureux au-dela de tout espoir. C’etait ici le sommet du defile entre les deux pics noirs, qu’il avait mis tant d’acharnement a atteindre. C’etait le defile, et la fin. On ne pouvait aller plus loin. Au bout de cette etendue plane, le rebord d’une falaise : au-dela, les tenebres se poursuivaient a l’infini, et les petites etoiles etaient suspendues immuables dans le gouffre noir du ciel.
L’endurance peut survivre a l’espoir. Arren avanca en rampant obstinement, quand il fut en etat de le faire. Il regarda par-dessus le rebord des tenebres. Et en dessous de lui, a une tres courte distance, il vit la plage de sable d’ivoire ; les vagues blanches et ambrees s’enroulaient et se brisaient en ecume ; et, de l’autre cote de la mer, le soleil se couchait dans une brume doree.
Arren retourna vers le noir. Il s’en revint en arriere. II souleva Ged comme il le put, et peina pour avancer avec lui jusqu’a la limite de ses forces. La cesserent toutes choses : la soif, la douleur, et les tenebres, et la lumiere du soleil, et le bruit de la mer deferlante.
XIII. LA PIERRE DE DOULEUR