immenses, ou l’air et la lumiere penetraient a flots, les terrasses, les salons, les galeries, ou les soirs de fete cinquante musiciens se tenaient a l’aise. Elle se rappelait la nuit de Noel lorsque Cyrille et Youri etaient partis… Elle croyait entendre encore la valse qu’ils avaient jouee cette nuit-la… Quatre ans passes… Il lui semblait voir les colonnes etincelantes de glace, au clair de lune. «Si je n’etais pas si vieille, songea-t-elle, je ferais bien le voyage… Mais ce ne serait pas la meme chose… Non, non, marmotta-t-elle vaguement, ce ne serait pas la meme chose…» La neige… Quand elle la verrait tomber, ce serait fini… Elle oublierait tout. Elle se coucherait et fermerait les yeux pour toujours. Est-ce que je vivrai jusque-la? murmura-t-elle.

Machinalement, elle prit les vetements qui trainaient sur les chaises, les plia. Depuis quelque temps, il lui semblait voir partout une petite poussiere fine, egale, qui tombait du plafond et recouvrait les objets. Cela avait commence a l’automne, quand la nuit etait venue plus tot, et qu’on avait recule l’heure d’allumer les lampes pour ne pas bruler trop d’electricite. Elle essuyait et secouait sans cesse les etoffes; la poussiere s’envolait, mais pour retomber aussitot plus loin, comme une cendre legere.

Elle ramassa les effets, les brossa, en marmottant avec une expression d’hebetement et de souffrance:

«Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce que c’est donc?»

Brusquement elle s’arreta, regarda autour d’elle. Par moments, elle ne comprenait plus pourquoi elle etait la, rodant dans ces etroites chambres. Elle porta les mains a sa poitrine, soupira. Il faisait chaud et lourd, et les caloriferes, allumes encore par exception, cette nuit de fete, repandaient une odeur de peinture fraiche. Elle voulut les fermer, mais elle n’avait jamais pu comprendre la maniere dont on les faisait man?uvrer. Elle tourna quelque temps en vain la poignee, la laissa. De nouveau, elle ouvrit la fenetre. L’appartement, de l’autre cote de la cour, etait eclaire et projetait dans la chambre un rectangle de vive lumiere.

«Chez nous, songeait-elle, chez nous, maintenant…»

La foret etait gelee. Elle ferma les yeux, revit avec une precision extraordinaire la neige profonde, les feux du village qui scintillaient au loin, et la riviere a la lisiere du parc, etincelante et dure comme du fer.

Elle demeurait immobile serree contre la croisee, tirant du geste qui lui etait familier, son chale sur les meches defaites de ses cheveux. Il tombait une petite pluie rare et tiede; les gouttes brillantes, chassees par de brusques bouffees de vent, lui mouillaient le visage. Elle frissonna, ramena plus etroitement contre elle les pans de son vieux fichu noir. Ses oreilles bourdonnaient, semblaient traversees parfois d’un bruit violent, comme celui du battant agite d’une cloche. Sa tete, tout le corps lui faisaient mal.

Elle quitta le salon, entra dans sa petite chambre, au fond du couloir, se coucha.

Avant de se mettre au lit, elle s’agenouilla, dit les prieres. Elle se signait, touchait le parquet de son front incline, comme tous les soirs. Mais les paroles s’embrouillaient, cette nuit, sur ses levres; elle s’arretait, fixait avec une sorte de stupeur la petite flamme brillante, au pied de l’icone.

Elle se coucha, ferma les yeux. Elle ne parvenait pas a s’endormir, elle ecoutait, malgre elle, les craquements des meubles, le bruit de la pendule dans la salle a manger, comme un soupir humain qui precedait le son de l’heure battant dans le silence, et, au-dessus, au-dessous d’elle, les gramophones, tous en marche, ce soir de reveillon. Des gens montaient l’escalier, le descendaient, traversaient la cour, sortaient. On entendait crier a chaque instant: «Cordon, s’il vous plait!» et le sourd echo de la porte cochere ouverte et refermee et des pas qui s’eloignaient dans la rue vide. Des taxis passaient rapidement. Une voix enrouee appelait le concierge dans la cour.

Tatiana Ivanovna retourna en soupirant sa tete pesante sur l’oreiller. Elle entendit sonner onze heures, puis minuit. Elle s’endormit plusieurs fois, se reveilla. Au moment ou elle perdait conscience, chaque fois elle apercevait en reve la maison, a Karinovka, mais l’image s’effacait, elle se hatait de refermer les yeux pour la ressaisir de nouveau. Toutes les fois un detail manquait. Tantot, la delicate couleur jaune de la pierre etait changee en une teinte rouge de sang seche, ou la maison etait aveugle, muree, les fenetres disparues. Cependant elle entendait le faible son des branches de sapins geles, agites par le vent, avec leur bruit leger de verre.

Tout a coup, le reve changea. Elle se vit arretee devant la maison vide, ouverte. C’etait un jour d’automne, a l’heure ou les domestiques venaient rallumer les poeles. Elle etait en bas, debout, seule. Elle voyait dans son reve la maison deserte, les chambres nues, telles qu’elle les avait laissees, avec les tapis roules le long des murs. Elle montait, et toutes les portes battaient repoussees par le courant d’air, avec un bruit gemissant et etrange. Elle allait, se hatait, comme si elle craignait d’arriver en retard. Elle voyait l’enfilade de pieces immenses, toutes ouvertes, vides, avec des morceaux de papier d’emballage et de vieux journaux qui trainaient a terre, et que le vent soulevait.

Enfin elle entra dans la chambre des enfants. Elle etait vide comme les autres, jusqu’au petit lit d’Andre enleve, et, dans son reve, elle eprouva une espece de stupeur: elle se souvenait de l’avoir range elle-meme dans un coin de la piece et roule les matelas. Devant la fenetre, assis a terre, Youri, pale, amaigri, en uniforme de soldat comme le dernier jour, jouait avec de vieux osselets, ainsi qu’il le faisait quand il etait enfant. Elle savait qu’il etait mort, et, cependant, elle ressentit, en le voyant, une joie extraordinaire, telle que son vieux c?ur epuise commenca a battre avec une violence presque douloureuse; les coups sourds et profonds heurtaient les parois de sa poitrine. Elle eut encore le temps de se voir courir vers lui, traverser le parquet poudreux, qui criait, sous ses pas, comme autrefois, et au moment ou elle allait le toucher, elle s’eveilla.

Il etait tard. Le jour se levait.

CHAPITRE IX

Elle s’eveilla en gemissant et resta immobile, etendue sur le dos, fixant avec stupeur les fenetres claires. Un brouillard opaque et blanc emplissait la cour, et, a ses yeux fatigues, semblait de la neige, telle qu’elle tombe, pour la premiere fois, a l’automne, epaisse et aveuglante, repandant une sorte de morne lumiere, de dur eclat blanc.

Elle joignit les mains, murmura:

«La premiere neige…»

Longtemps elle la regarda avec une expression de ravissement a la fois enfantin et un peu effrayant, insense. L’appartement etait silencieux. Sans doute, personne n’etait rentre encore. Elle se leva, s’habilla. Elle ne quittait pas la fenetre du regard, imaginant la neige qui tombait, la neige qui rayait l’air avec une rapidite fuyante, comme des plumes d’oiseau. Un moment il lui sembla entendre le bruit d’une porte refermee. Peut-etre les Karine etaient-ils deja revenus et dormaient?… Mais elle ne pensait pas a eux. Elle croyait sentir s’ecraser sur son visage les flocons de neige, avec leur gout de glace et de feu. Elle prit son manteau, attacha a la hate son fichu sur sa tete, l’epingla autour du cou, chercha machinalement sur la table, de sa main etendue, comme une aveugle, le trousseau de clefs qu’elle emportait avec elle, a Karinovka, quand elle sortait. Elle ne trouva rien, tatonna febrilement, oubliant ce qu’elle voulait, rejeta avec impatience l’etui a lunettes, le tricot commence, le portrait de Youri, enfant…

Il lui semblait qu’elle etait attendue. Une fievre etrange lui brulait le sang.

Elle ouvrit une armoire, la laissa avec la porte qui battait et le tiroir ouvert. Un porte-manteau tomba. Elle hesita un instant, haussa les epaules, comme si elle n’avait pas de temps a perdre et brusquement sortit. Elle traversa l’appartement, descendit l’escalier de son petit pas rapide et silencieux.

Dehors, elle s’arreta. Le brouillard glace emplissait la cour d’une masse blanche, dense, qui s’elevait lentement de terre comme une fumee. Les fines gouttelettes lui piquaient le visage, comme la pointe des aiguilles de neige, quand elles tombent a moitie fondues et toutes melees encore de la pluie de septembre.

Derriere elle, deux hommes en habit sortirent et la regarderent curieusement. Elle les suivit, se glissa dans l’entre-baillement de la porte, qui retomba dans son dos, avec un gemissement sourd.

Elle etait dans la rue, une rue noire et deserte; un reverbere allume brillait a travers la pluie. Le brouillard se dissipait. Il commencait a tomber une petite bruine aigue et froide; les paves et les murs luisaient faiblement. Un homme passa, trainant des semelles mouillees qui rendaient l’eau; un chien traversa la rue, avec une sorte de hate, s’approcha de la vieille femme, la flaira, s’attacha a ses pas, avec un petit grondement gemissant et inquiet. Il la suivit quelque temps, puis la laissa.

Elle alla plus loin, vit une place, d’autres rues. Un taxi la frola de si pres que la boue lui gicla au visage. Elle ne paraissait rien voir. Elle marchait droit devant elle, en chancelant sur les paves mouilles. Par moments, elle ressentait une fatigue telle que ses jambes semblaient plier sous le poids de son corps et s’enfoncer dans la terre.

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