appele: «Alexandre Kirilovitch, pourquoi nous as-tu laisses, Barine?» Un flot de vomissements, du sang noir et de l’alcool lui etaient sortis des levres; il avait agonise jusqu’au matin et il etait mort.
Tatiana Ivanovna attacha les chaines de fer aux portes du salon, et sortit sur la terrasse par la plus petite entree derobee de la galerie. Les statues etaient encore enganguees dans leurs caisses de planches; on les avait enfermees, en septembre 1916, et oubliees la. Elle regarda la maison; la delicate couleur jaune de la pierre etait noircie par la fonte des neiges; sous les feuilles d’acanthes, le stuc s’ecaillait, montrant des marques blanchatres comme des traces de balles. Des vitres de l’orangerie avaient ete brisees par le vent. «Si Nicolas Alexandrovitch voyait cela…»
Elle fit quelques pas dans l’allee et s’arreta en portant les mains a son c?ur. Une forme d’homme etait debout devant elle. Un instant elle regarda, sans la reconnaitre, cette figure pale, harassee, sous la casquette de soldat, puis dit d’une voix tremblante:
«C’est toi? C’est toi, Yourotchka…
– Mais oui, fit-il avec une expression etrange, hesitante et froide, est-ce que tu veux me cacher cette nuit?
– Sois tranquille», dit-elle comme autrefois. Ils entrerent dans la maison, dans la cuisine deserte; elle alluma une chandelle, eclaira le visage de Youri.
«Comme tu as change, Seigneur!… Es-tu malade?
– J’ai eu le typhus, dit-il d’une voix lente, enrouee et rauque, et j’ai ete malade comme un chien, et tout pres d’ici, a Temnaia… Mais je craignais de te le faire savoir. Je suis sous une menace d’arrestation et passible de la peine de mort, acheva-t-il avec la meme inflexion monotone et froide. Je voudrais boire…»
Elle mit devant lui de l’eau et s’agenouilla pour denouer les chiffons sales et sanglants qui enveloppaient ses pieds nus.
«J’ai marche longtemps», dit-il.
Elle leva la tete, demanda:
«Pourquoi es-tu venu? Les paysans sont insenses, ici.
– Ah, c’est partout la meme chose. Quand je suis sorti de prison, les parents etaient partis pour Odessa. Ou aller? Les gens vont et viennent, les uns vers le nord, les autres vers le sud…»
Il haussa les epaules, dit avec indifference:
«C’est la meme chose partout…
– Tu as ete en prison? murmura-t-elle en joignant les mains.
– Six mois.
– Pourquoi?
– Le diable seul le sait…»
Il se tut, demeura immobile, acheva avec effort:
«Je suis sorti de Moscou… Un jour, je suis monte dans un train-ambulance, et les infirmiers m’ont cache… J’avais encore de l’argent… J’ai voyage avec eux dix jours… puis j’ai marche… Mais j’avais pris le typhus. Je suis tombe dans un champ, pres de Temnaia. Des gens m’ont ramasse. Je suis reste chez eux quelque temps puis comme les Rouges approchaient, ils ont eu peur et je suis parti.
– Ou est Cyrille?
– Il a ete emprisonne avec moi. Mais il a pu se sauver, il a rejoint les parents a Odessa, on m’a fait passer une lettre quand j’etais encore en prison… Lorsque je suis sorti, il y avait trois semaines qu’ils etaient partis. Je n’ai jamais eu de chance, ma vieille Nianiouchka, dit-il en souriant de son air moqueur et resigne. Meme en prison, Cyrille etait dans la cellule d’une belle jeune femme, une actrice francaise, et moi avec un vieux juif.»
Il rit, et s’arreta, comme etonne lui-meme de l’accent sourd et brise de sa voix. Il mit sa joue sur sa main, soupira:
«Je suis si heureux d’etre a la maison, Nianiouchka», et, brusquement, il s’endormit.
Il dormit quelques heures, sans qu’elle bougeat, assise en face de lui, le regardant; les larmes coulaient silencieusement sur sa vieille figure pale. Un peu plus tard, elle le reveilla, le fit monter dans la chambre d’enfants, le coucha. Il avait un delire leger. Il parlait a voix haute, touchait tour a tour la place entre les barreaux du lit d’Andre, ou l’icone avait ete suspendue, et le calendrier sur le mur, encore orne d’un portrait en couleurs du tzar, comme au temps de son enfance. Il montrait du doigt le feuillet qui portait la date du 18 mai 1918, repetait: «Je ne comprends pas, je ne comprends pas…»
Puis il regarda en souriant le store qui se balancait doucement, le parc, les arbres eclaires par la lune, et cette place, aupres de la fenetre, ou le vieux parquet formait une legere depression; la faible lumiere de la lune l’emplissait et remuait, oscillait comme une flaque de lait. Combien de fois, quand son frere dormait, il s’etait leve, etait reste la assis par terre, ecoutant l’accordeon du cocher, les rires etouffes des servantes… Les lilas sentaient fort, comme cette nuit… Il tendait l’oreille, epiait involontairement le bruit gemissant de l’accordeon dans le silence. Mais seul un grondement bas et doux traversait l’air, par instants. Il se redressa, toucha l’epaule de Tatiana Ivanovna, assise aupres de lui, dans l’ombre.
«Qu’est-ce que c’est?
– Je ne sais pas. On l’entend depuis hier. C’est le tonnerre, peut-etre le tonnerre de mai.
– Ca? dit-il. Il rit brusquement, la fixant de ses yeux dilates que la fievre palissait et brulait d’une sorte de dure lumiere: C’est le canon, ma vieille!… Je me disais bien… C’etait trop beau…»
Il prononca des paroles confuses, melees de rires, puis di distinctement:
«Mourir tranquille dans ce lit, je suis las…»
Au matin la fievre etait tombee; il voulut se lever, sortir dans le parc, respirer l’air du printemps, tiede et pur, comme autrefois… Cela seul n’avait pas change… Le parc abandonne, plein d’herbes sauvages, avait un aspect miserable et triste. Il entra dans le petit pavillon, se coucha par terre, joua machinalement avec les eclats des vitres peintes, regardant la maison a travers les morceaux. Une nuit, en prison, alors qu’il attendait de jour en jour son execution, il avait revu, en reve, la maison, telle qu’elle lui apparaissait aujourd’hui, des fenetres du petit pavillon, mais ouverte, les terrasses pleines de fleurs. Il avait percu dans son sommeil jusqu’au pietinement des ramiers sur le toit. Il s’etait reveille en sursaut et avait pense: «Demain c’est la mort, c’est certain. Avant de mourir, seulement, on peut se souvenir ainsi…»
La mort. Il ne la craignait pas. Mais s’en aller dans ce tumulte de revolution, oublie de tous, abandonne… Stupide, tout cela… Enfin, il n’etait pas mort encore… qui sait? Il echapperait peut-etre. Cette maison… Il avait bien cru ne jamais la revoir, et elle etait la, et ces morceaux de vitres peintes que le vent brisait toujours et avec lesquels il avait joue, enfant, et imagine des coteaux d’Italie… sans doute a cause de leur couleur violacee de sang et de vin noir… Tatiana Ivanovna entrait et disait: «Ta mere t’appelle, mon c?ur…»
Tatiana Ivanovna entra tenant a la main une assiette avec des pommes de terre et du pain.
«Comment t’arranges-tu pour manger? demanda-t-il.
– A mon age, on n’a pas besoin de grand’chose. J’ai toujours eu des pommes de terre, et, dans le village, parfois, on a du pain… Je n’ai jamais manque de rien.»
Elle s’agenouilla a cote de lui, lui donnant a manger et a boire comme s’il eut ete trop faible pour porter les aliments a ses levres.
«Youri… si tu partais maintenant?»
Il fronca les sourcils, la regarda sans repondre. Elle lui dit:
«Tu pourrais marcher jusqu’a la maison de mon neveu, il ne te ferait point de mal: si tu as de l’argent il t’aiderait a trouver des chevaux et tu pourrais aller a Odessa. Est-ce loin?
– Trois, quatre jours en chemin de fer, en temps ordinaire… Maintenant… Dieu sait…
– Que faire? Dieu t’aiderait. Tu pourrais rejoindre les parents et leur donner ceci. Je n’ai jamais voulu le confier a personne, dit-elle en montrant l’ourlet de sa robe, ce sont les diamants du grand collier de ta mere. Avant de partir elle m’avait dit de les cacher. Ils n’ont rien pu emporter avec eux, ils sont partis la nuit ou les Rouges ont pris Temnaia, et ils craignaient d’etre arretes… Comment vivent-ils a present?
– Mal, sans doute, dit-il en haussant les epaules avec lassitude: eh bien, nous verrons demain. Mais, quoi, tu te fais des illusions, c’est pareil partout, et ici, du moins, les paysans me connaissent, je ne leur ai jamais fait de mal…
– Qui peut savoir ce qu’ils ont dans l’ame, les chiens? grommela-t-elle.
– Demain, demain, repeta-t-il en fermant les yeux, nous verrons, demain. Il fait si bon ici, mon Dieu…»
La journee passa ainsi. Vers le soir, il rentra. C’etait un beau crepuscule limpide et tranquille comme celui de