Pourquoi ?
Pourquoi ?
Ce fut durant l’ete, l’ete de 1931, que Jelly Roll Morton monta sur le
Lui, c’etait un type, quand il faisait des concerts, il ecrivait sur les affiches : ce soir, Jelly Roll Morton, l’inventeur du jazz. Ce n’etait pas juste une maniere de dire : il en etait convaincu : l’inventeur du jazz. Il jouait du piano. Toujours un peu assis de trois quarts, et avec deux mains comme des papillons. Ultra-legeres. Il avait commence dans les bordels, a La Nouvelle-Orleans, c’est la qu’il avait appris a effleurer les touches et caresser les notes : a l’etage au-dessus les gens faisaient l’amour, et ils voulaient pas entendre du bastringue. Eux, ils voulaient une musique qui sache se glisser derriere les tentures et sous les lits, sans deranger. Lui, il leur jouait cette musique-la. Et pour ca, vraiment, il etait le meilleur.
Un jour, quelque part, il entendit parler de Novecento. Quelqu’un dut lui dire un truc dans le genre : celui-la, c’est le plus grand. Le plus grand pianiste du monde. Ca peut paraitre absurde, mais ca aurait tres bien pu arriver. Il n’avait jamais joue une seule note en dehors du
Il y avait tout, la-dedans : toutes les musiques de la terre reunies ensemble. A en rester baba. Et il resta baba, le senateur Wilson, d’entendre ca, sans meme parler qu’il etait en troisieme classe, lui tout elegant au milieu de cette puanteur, parce que c’etait une veritable puanteur, sans meme en parler, donc, ils ont ete obliges de le descendre de force, a l’arrivee, parce que lui, sinon, il restait la-haut a ecouter Novecento pendant tout le reste des foutues annees qu’il avait encore a vivre. Sans blague. C’etait marque sur le journal, mais c’etait vraiment vrai. Ca s’est passe comme ca, reellement.
Bref, quelqu’un alla trouver Jelly Roll Morton et lui dit : il y a un type, sur ce bateau, au piano il fait ce qu’il veut. S’il a envie, il joue du jazz, mais s’il n’a pas envie, il te joue un truc, c’est comme vingt jazz a la fois. Jelly Roll Morton avait un fichu caractere, tout le monde le savait. Il dit : «Et il ferait comment pour savoir jouer, un type qu’a meme pas assez de couilles pour descendre d’un foutu bateau ? » Et le voila parti a rire, comme un malade, lui, l’inventeur du jazz. Les choses auraient pu en rester la, sauf qu’un gars a ajoute : «Tu fais bien de rire, parce que ce type-la, le jour ou il descend, tu repars jouer dans les bordels, aussi vrai que Dieu est vrai, dans les bordels. » Jelly Roll s’arreta de rire, il sortit de sa poche un petit pistolet a crosse de nacre, le pointa sur la tete du gars qui avait parle, mais ne tira pas ; et lui dit : « Il est ou, ce foutu bateau ? »
Son idee, c’etait un duel. Ca se faisait, a l’epoque. Les gars se defiaient a coups de morceaux de bravoure, et a la fin, il y en avait un qui gagnait. Des histoires de musiciens. Pas de sang, mais un sacre paquet de haine, une haine vraie, a fleur de peau. Musique, et alcool. Ca pouvait durer toute la nuit, quelquefois. C’etait son idee, a Jelly Roll Morton, pour en finir une fois pour toutes avec cette histoire de pianiste sur l’Ocean, toutes ces blagues. En finir, une bonne fois. Le probleme, c’etait que Novecento, lui, ne jouait jamais dans les ports, et ne voulait pas y jouer. Un port, c’est deja un peu la terre, et ca ne lui plaisait pas, a lui. Il jouait ou ca lui plaisait. Et ce qui lui plaisait, c’etait le milieu de la mer, quand la terre n’est deja plus que des lumieres au loin, ou un souvenir, ou un espoir. Il etait comme ca. Jelly Roll Morton jura tant qu’il put mais finit par payer de sa poche un billet aller-retour pour l’Europe et monta sur le
On ne peut pas dire que Novecento s’interessait beaucoup a cette histoire. D’ailleurs, il ne comprenait pas vraiment. Un duel ? Et pourquoi ? Mais ca l’intriguait. Il avait bien envie d’entendre comment diable il pouvait jouer, l’inventeur du jazz. Il ne disait pas ca pour plaisanter, il y croyait vraiment : que Jelly Roll etait l’inventeur du jazz. A mon avis, il se disait qu’il allait apprendre quelque chose. Quelque chose de nouveau. Il etait comme ca, Novecento. Un peu comme le vieux Danny : il avait aucun sens de la competition, ca lui etait completement egal de savoir qui gagnait : c’etait le reste qui l’etonnait. Tout le reste.