ressenti une presence amie se manifester pour la premiere fois. Mon ange gardien, surement.
Par politesse, je le laisse aller jusqu'au bout puis il s'endort en poussant un grand ronflement et j'en profite pour partir.
Je suis vraiment trop gentille.
133. JACQUES. 18 ANS
J'ecris de moins en moins. Je lis de moins en moins. Je reste parfois avachi dans mon canape cinq heures d'affilee devant la television, sous une couverture, le chat pose sur mes genoux en train de ronronner. Je ne regarde meme pas une emission en particulier. Je zappe.
Mon emploi de serveur suffit a subvenir a mes besoins. De toute facon, je ne coute pas cher. Je me nourris de bols de pates deshydratees qui regonflent quand on verse de l'eau bouillante dessus.
Mona Lisa II est ravie que je regarde la television. Elle est persuadee de m'avoir montre la voie de la sagesse.
Je crois qu'avec
Au rythme ou je grossis, avec mes pates, je ne vais pas tarder a me transformer en «Mona Lisa humain». Par paresse de me raser, je me laisse pousser la barbe.
Peu a peu, zappant toujours, je descends dans la hierarchie des programmes. Des informations, je passe aux films, des films aux telefilms, puis aux series, puis aux sitcoms, puis a ces abominables jeux d'«erudition» du matin ou deux candidats s'affrontent en tentant de repondre le plus vite possible a des questions nulles du genre: «Quelle est la nourriture preferee des chiens?»
Moi, je me fiche des chiens, j'ai un chat, mais je regarde quand meme.
Je pense que je peux continuer a vivre comme ca pendant quarante ans. J'ai renonce. Et pourtant, un jour, une emission me fait reagir.
C'est une emission litteraire. L'emission hebdomadaire litteraire de reference. D'ordinaire je l'ignore, mais aujourd'hui je suis saisi d'un attrait morbide.
Theme de l'emission: l'amour. Premier invite, un vieil acteur qui a connu son heure de gloire. Il egrene ses souvenirs et enumere, la mine coquine, les comediennes qu'il a comme il dit «honorees». Le presentateur, la mine tout aussi egrillarde, plaisante et rencherit dans les allusions grivoises.
Deuxieme invite: un jeune type de mon age. Auguste Merignac, annonce le presentateur. Beau gosse. Bien habille. Sourire decontracte. Il publie un roman autobiographique dont le heros se prenomme, comme par hasard, Auguste, lequel a pour particularite de rendre toutes les femmes folles de lui. Apres quelques anecdotes libertines, Auguste Merignac signale qu'il est un passionne de l'amour et que c'est le sens de toute son ?uvre litteraire.
Troisieme invite: une dame, masque de velours, talons aiguilles de quinze centimetres, bouche rouge sang. Elle est sous-maitresse dans une «maison» sado-masochiste tres frequentee et souhaite donc conserver l'anonymat. La plupart de ses clients sont des gens tres en vue, dit-elle, hommes politiques, personnalites du show-biz, grands industriels. Parce qu'ils terrorisent leur entourage, ils adorent etre a leur tour domines. La dame decrit les supplices qu'elle leur reserve et explique etre blasee quant aux exigences extravagantes des stars.
Dernier invite: un sexologue, venu apporter le point de vue du savant. Les humains sont motives par leurs hormones, assure-t-il, et il cite quelques fantasmes farfelus rencontres dans l'exercice de sa profession. Un individu contraint de se deguiser en reine d'Angleterre pour parvenir a jouir, une femme qui avait besoin de dix partenaires differents pour atteindre l'orgasme, plus diverses celebrites (qu'il prefere ne pas citer) incapables d'assouvir leurs passions sans l'aide d'animaux, de legumes ou d'objets divers ou dans des lieux des plus etranges.
J'eteins le televiseur en proie a un malaise. Pas la moindre histoire issue de l'imaginaire, pas le moindre personnage invente, pas le moindre suspense. Voila pourquoi mes rats n'interessent personne.
Je me suis completement fourvoye dans ce metier. Je decide de cesser completement d'ecrire. Je fais mon deuil de l'ecriture. Je serai serveur de restaurant et telespectateur, et ce sera largement suffisant.
134. ENCYCLOPEDIE
DE L'IMPORTANCE DE PORTER LE DEUIL: De nos jours, le deuil tend a disparaitre. Apres un deces, les familles s'empressent de reprendre de plus en plus tot leurs activites habituelles.
La disparition d'un etre cher tend a devenir un evenement de moins en moins grave. La couleur noire a perdu ses prerogatives de couleur du deuil par excellence. Les stylistes l'ont mise a la mode en raison de ses vertus amincissantes donc chics.
Pourtant, marquer la fin des periodes ou des etres est essentiel a l'equilibre psychologique des individus. La encore, seules les societes dites primitives continuent a accentuer l'importance du deuil. A Madagascar, lorsque quelqu'un meurt, non seulement tout le village interrompt ses activites pour participer au deuil, mais on procede a deux enterrements. Lors des premieres funerailles, le corps est enterre dans la tristesse et le recueillement. Puis, plus tard, est organisee une ceremonie d'enterrement suivie d'une grande fete. C'est la ceremonie du «retournement des corps».
Ainsi, sa perte est doublement acceptee.
Et il n'y a pas que les deces. Il y a aussi les «eve nements de fin»: quitter un travail, quitter une compagne, quitter un lieu de vie.
Le deuil constitue dans ces cas une formalite que beaucoup estiment inutile et qui pourtant ne l'est pas. Il importe de marquer les etapes.
Chacun peut inventer ses propres rituels de deuil. Cela peut aller du plus simple: se raser la moustache, changer de coiffure, de style d'habillement, au plus fou: faire une grande fete, s'enivrer a en perdre la tete, sauter en parachute…
Lorsque le deuil est mal accompli, la gene persiste comme une racine de mauvaise herbe mal arrachee.
Peut-etre faudrait-il enseigner l'importance du deuil a l'ecole. Cela epargnerait sans doute a beaucoup, plus tard, des annees de tourment.
Edmond Wells,
135. JACQUES. 21 ANS
Au restaurant, l'un de mes collegues veut appeler la police car une cliente n'a pas d'argent pour payer son dejeuner.
Je l'examine. Elle est frele, fragile, toute de noir vetue. Elle ressemble a un oiseau tombe d'un nid. Elle tient un livre a la main, Des fleurs pour Algernon, de Dany Keyes.
Je regle l'addition a sa place et je lui demande de quoi parle son livre. Elle me remercie, me dit que je n'aurais pas du faire ca, puis elle consent a me parler de son livre. C'est l'histoire d'un homme, un debile mental, qui devient petit a petit intelligent grace a un traitement chimique qui a deja fonctionne sur une souris nommee Algernon. Le malade mental raconte sa vie et sa guerison a la premiere personne du singulier et c'est comme si son cerveau decouvrait de nouveaux sens. L'ecriture elle-meme evolue. Quand il etait encore idiot, il faisait une faute d'orthographe par mot, n'utilisait pas de ponctuation, mais au fur et a mesure du traitement, il progresse.
Elle se presente. Elle se prenomme Gwendoline. Elle ajoute qu'a sa connaissance cet ecrivain, Dany Keyes,