redescendre. Je repars vers la Terre.

– Ca y est. Nous l'avons recupere!

Ils poussent des cris de joie comme si je venais de naitre. Elle etait pourtant jolie cette lumiere dans le ciel, la-bas.

On m'installe dans un lit, on me couvre, on me borde et je m'endors. Je ne suis plus mort. A mon reveil, une fille blonde aux grands yeux verts et au decollete vertigineux est penchee sur moi.

C'est un ange et je suis au Paradis. J'ai un mouvement vers elle, mais les differentes perfusions qui me retiennent, branchees dans mon bras, m'enlevent immediatement toute illusion. Il y a aussi cette douleur lancinante au ventre.

Cette fille sublime me dit que j’ai passe une semaine dans le coma et que l'equipe medicale a cru que je ne m'en sortirais jamais. Ma robuste constitution m'a cependant permis de tenir le coup. Elle me dit que j'ai sans doute ete attaque par des voyous dans la rue et que j’ai perdu beaucoup de sang. Par chance, j'appartiens a un groupe sanguin tres repandu, AB+, et ils avaient suffisamment de plasma en stock pour reparer les degats.

Un badge en haut de la blouse blanche precise que l'ange se nomme Tatiana. Tatiana Mendeleiev. Elle est doctoresse et c'est elle qui est chargee de mon cas. Elle admire ma resistance. Je defie les lois de la medecine, dit-elle. Malgre tout, elle a une tres mauvaise nouvelle a m'annoncer. Elle baisse ses yeux.

— Soyez fort. Vous avez un… cancer.

C'est donc ca, la «mauvaise nouvelle»? Bof! Apres avoir approche la grande lumiere de la mort la-haut dans le ciel, apres avoir affronte ma mere, la mitraille, les eclats de grenades et les roquettes de Tchetchenie, apres le coup de poignard de Piotr, un cancer, ca me parait plutot benin.

La doctoresse me prend tendrement la main.

— Mais votre cancer n'est pas n'importe quel cancer. C'est un cancer inconnu jusqu'ici. C'est un cancer du nombril!

Cancer du nombril ou cancer du petit doigt, je ne vois pas ce que cela change. Je vais mourir de maladie, point barre. Il faut que je profite au mieux de ce qui me reste de vie avant d'entreprendre mon prochain envol vers la lumiere des cieux.

— J'ai une grande faveur a vous demander, reprend la beaute sans lacher ma main. J'aimerais que vous

soyez mon patient. S'il vous plait, permettez-moi d'etudier de plus pres votre maladie.

Tatiana m'explique que je suis un cas unique. Le nombril est une zone morte, inactive, le reliquat du rapport a la mere. Il n'y a aucune raison qu'un cancer se developpe a cet endroit precis.

La doctoresse est ferue de psychanalyse. Elle sort un carnet et un stylo et me demande des precisions. Je n'ai pas besoin d'en rajouter: ma mere qui voulait absolument m'assassiner, le duel au couteau a l'orphelinat pile le jour ou une famille venait m'adopter, le centre de redressement pour mineurs, l'asile psychiatrique, la guerre en Tchetchenie… Fascinee, Tatiana presse plus fort ma main. Elle dit que j'ai developpe des capacites de survie uniques.

Mais ce qui la passionne chez moi, c'est mon cancer, cet inattendu cancer du nombril qu'elle a d'ailleurs deja sobrement baptise avec ma permission «Syndrome de Mendeleiev». Je vais devenir ce qu'elle appelle un «cobaye». Si j'ai bien compris, un «cobaye», c'est un malade professionnel. Le ministere de la Sante pourvoira a mon logement, ma nourriture, mon habillement, mes soins et mes frais divers. En echange, je me tiendrai a la disposition du corps medical, et plus specialement de Tatiana. Je l'accompagnerai dans ses conferences dans le monde entier et je me preterai a tous les examens qui lui permettront de suivre l'evolution de la maladie. Pour tous ces services, Tatiana me propose un salaire regulier.

Elle cite un chiffre quatre fois superieur a ma solde. Elle me regarde avec quelque chose d'implorant dans ses grands yeux verts.

Dans quel monde etrange vivons-nous? Quand on est heros de la guerre, on vous crache a la figure et lorsque vous avez un cancer, on vous adule.

— Alors, vous acceptez?

Je lui embrasse la main en guise de reponse.

152. ENCYCLOPEDIE

SOLLICITATION PARADOXALE: Alors qu'il avait sept ans, le petit Ericsson regardait son pere qui essayait de faire rentrer un veau dans une etable. Le pere tirait fort sur la corde, mais le veau se cabrait et refusait d'avancer. Le petit Ericsson eclata de rire et se moqua de son pere. Le pere lui dit: «Fais mieux, si tu te crois si malin.»

Alors le petit Ericsson eut l'idee, au lieu de tirer sur la corde, de faire le tour du veau et de tirer sur sa queue. Aussitot, par reaction, le veau poussa en avant et entra dans l'etable. Quarante ans plus tard, cet enfant inventait l'«hypnose ericssonnien-ne», une maniere d'utiliser la sollicitation douce, et la sollicitation paradoxale pour amener les patients a mieux se porter. De meme, on peut verifier quand on est parent que si son enfant tient sa chambre desordonnee et qu'on lui demande de la ranger, il refusera. Par contre, si on augmente le desordre en apportant plus de jouets et de vetements et si on les jette n'importe ou, au bout d'un moment l'enfant dira: «Arrete papa, ce n'est plus supportable, il faut ranger.»

Tirer dans la mauvaise direction s'avere par moments plus efficace que tirer dans la bonne car cela declenche un sursaut de conscience.

Si on regarde l'histoire, «la sollicitation paradoxale» est utilisee consciemment ou inconsciemment en permanence.

Il a fallu les deux guerres mondiales et des millions de morts pour inventer la SDN puis l'ONU. Il a fallu les exces des tyrans pour inventer les Droits de l'homme. Il a fallu Tchernobyl pour prendre conscience des dangers des centrales atomiques mal securisees.

Edmond Wells, Encyclopedie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

153. JACQUES. 22 ANS ET DEMI

Le grand jour est arrive. Le livre Les Rats est sorti de l'imprimerie. Demain les gens pourront le trouver en librairie. Tout est donc accompli. Je tiens l'objet dans mes mains. Je le caresse. Je le flaire. C'est donc pour ca que je me suis battu si longtemps. Quel choc! Il est la. Comme un enfant ne d'une gestation de plusieurs annees.

Les Rats.

La premiere euphorie passee, je ressens une angoisse intense. Ce livre en moi me remplissait et maintenant, je suis vide. J'ai realise ce pour quoi j'etais venu sur terre. Tout est fini. Partir au moment culminant de la reussite et avant la redescente inevitable, c'est ce qu'il y aurait de mieux.

Ma vie n'a plus de sens. Je n'ai plus qu'a mourir. Il faut que je me tue maintenant et ma vie n'aura ete que pur bonheur. Me suicider, donc. Mais comment s'y prend-on? Comme d'habitude, je suis depasse par les problemes pratiques.

Comment se procurer le revolver pour me tirer une balle? Je n'ai pas envie de sauter dans un fleuve pour m'y noyer, l'eau me semble glacee. Je n'ose pas sauter du haut d'un immeuble, ca me donne le vertige. Prendre des medicaments? Lesquels d'abord? Et je suis sur qu'avec ma veine, je les vomirais tous. Reste le metro, mais je n'ai pas le courage de me jeter sous une rame.

En plus, j'ai lu ca quelque part, quatre suicides sur cinq sont manques. Ceux qui se tirent une balle dans la bouche s'arrachent simplement la machoire inferieure et finissent defigures. Ceux qui sautent du sixieme etage se brisent la colonne vertebrale et finissent estropies dans un fauteuil roulant. Ceux qui absorbent des medicaments s'abiment le systeme digestif et finissent avec des brulures stomacales incurables.

Je decide de me pendre. C'est ce qui me fait a la fois le plus peur et m'attire pour des raisons inconscientes.

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