Ses yeux panoramiquent sur le paysage.

— Dire que j’ai ete mouflet ici, murmure-t-il, avec comme des chrysanthemes dans la voix. Je m’en rappelle comme si ca serait ete d’hier !

— C’etait hier ! assure-je.

— Oui, nostalgise l’Engelure. Je connaissais le moindre caillou… Tiens, tu vois ce saule ?

Nous stoppons devant un vieux saule au ventre ouvert comme un haricot ecosse.

— Viens voir ! ordonne mon ami.

Dans le tronc creux, il y a comme des echelons.

— C’est moi que je les ai fabriques, me dit Beru. Je grimpais dans les branchages. J’avais fait une cabane ou que j’allais avec une petite ecoliere…

Ses grosses paluches aussi caleuses que l’ecorce du saule se promenent sur l’arbre. Il le caresse comme on caresse une bete retrouvee… C’est une emanation de la terre, Berurier. Jailli des profondeurs, il est. Avec pour toujours des racines aux pieds et des feuilles au bout des doigts.

— La gosse que je te cause s’appelait Marchandise de son nom de famille. Je me rappelle plus le preblaze. Ses vieux, c’etaient des pouilladins rappliques au pays de fraiche date. Le pere retamait les casseroles entre deux bitures. C’etait lui surtout qu’il retamait ! Ce que je me souviens, c’est a quel point qu’ils etaient cradingues, tous, dans cette family. Les dabes, les momes… Au debut, on a cru qu’ils etaient gitans, mais ils etaient seulement craspects. Personne leur causait ! Les etrangers, on n’aimait pas a c’t’ epoque. Ni la guerre ni la teloche n’avaient encore mis du frottement entre les peuples. Ils vivaient dans une cabane, a l’autre bout de Saint-Locdu. Un vrai palace de zonier si t’aurais vu ! A l’ecole, les gamins, on les laissait en quarantaine. En sortant, on les traitait de bicots et on leur filait des cailloux sur le portrait. Moi comme les autres. C’etait pas mechancete de notre part. Ce que ca correspondait, je saurais pas te le dire… On s’excitait. On se voulait entre nous, a Saint-Locdu, comme si c’aurait ete ca notre force !

Un jour, je revois la scene… Comme on grimpait un sentier qui raccourcissait pour aller chez moi, nous voila tous aux trousses de la mome Marchandise. On y jetait des boules piquantes dans les tifs. Elle disait rien. Les mecs brimes, si tu remarqueras, ils savent se taire ! Voila que moi, je vois une belle bouse toute fraiche pondue. Je la recolte avec un couvercle de boite a sucre. Je m’approche de la gosse par-derriere, et v’lan ! Je l’emplatre ! C’a ete le mechant eclat de rire ! La petite s’est retournee. Quel age qu’elle pouvait avoir, en ce temps-la ? Dix piges, peut-etre. T’as jamais vu une fille avec de la chose sur la figure, San-A. ? Y a rien de plus triste au monde ! Elle en avait plein les joues, plein les cils ; au front aussi… Et puis sur la bouche. Elle s’est torchee avec son coude… Je pourrais jamais te dire pourquoi le c?ur s’est mis a me cogner. Les larmes me sont venues aux yeux et y a fallu que je chique a la crise hilarante pour les planquer.

Il a des larmes aux yeux, retrospectivement, Beru.

Il regarde s’eloigner le corbillard au tournant du chemin… La grosse tache noire ne fait pas funebre sur la neige…

— Et alors, Gros, insiste-je en regardant le saule creux.

Il hausse ses vastes epaules.

— Le lendemain, je suis parti de bonne heure pour aller l’attendre aux zabords de sa cage a poux. « Je te demande pardon pour hier, Marchandise, je lui ai fait. »

Elle a pas repondu.

— Tu veux pas aller, ce soir a la sortie, jusqu’au vieux saule qui se trouve sur le chemin des Mulatiers ?

Toujours pas de reponse. J’ai pas insiste. Mais le soir, quand j’ai rapplique ici apres l’ecole, elle y etait deja. Au creux de l’arbre, comme une estatue dans sa niche. Cradingue, mais jolie quand meme. On est montes dans ma cabane ou que je m’ai mis a l’embrasser comme un fou. Elle puait comme des gogues de caserne, Marchandise. Ca m’offusquait pas. Je m’en ressentais pour elle. Je me demande meme si c’etait pas c’t’ odeur qui me seduisait en elle, autant que ses yeux noirs et ses longs cheveux embrouilles.

Elle m’a raconte sa vie, comme quoi son pere c’etait pas son pere et comment qu’il la calcait les nuits de saoulographie, devant toute la famille. Ils etaient pas sectaires, chez les Marchandise ! Le dabe s’embourbait tantot la mere, tantot la fille ! Pas de jalouses ! Moi, a l’epoque, ca m’interessait d’autant plus que j’avais encore jamais relui.

J’y demandais des details, a la pauvrette ; le comment qu’il s’y prenait, le retameur, pour la pratiquer ; et ce qu’elle ressentait pendant qu’il lui demantelait le tresor ! Docile, elle me racontait tout. Y avait pas de vice. On discutait dans le resigne. On se disait, elle et moi, que c’etait commak, l’existence. Chez nous, on tenait le taureau et a force de le voir escalader ces dames pour leur faire leur joie de vivre, la chose me paraissait naturelle !

Berurier flatte une derniere fois la croupe en peau d’elephant de son saule-garconniere.

— Et dans le fond, dit-il en reprenant sa marche, n’est-ce pas que c’est naturel, San-A. ? Un male, une femelle, que ca soye vieux, que ca soye jeune, c’est fait pour, non ? On l’a entoure de trop de chichis, l’amour ! On simagree a outrance. C’est pas dans des draps brodes qu’on gesticule le mieux !

Nous pressons le pas, mais le corbillard est deja loin. Nos souliers miaulent dans la neige durcie. Je le sens ruisselant de souvenirs, mon Beru. Il a le passe qui degouline a travers sa cambrousse peinte en blanc.

On aborde les premieres maisons. Des chiens qui font semblant d’etre mechants tirent sur leurs chaines en nous aboyant les nouvelles de Saint-Locdu.

Sa Berurerie stoppe devant une fontaine gelee. La glace est verte a cause de la mousse tapissant le fond du bassin.

— C’est la que je m’arretais, en revenant d’en-champ pour faire picoler le betail ! dit-il. Y a des moments, San-A., ou que je me demande si j’aurais pas du rester ici, au dargif des vaches, au lieu de devenir vache moi- meme. Maintenant, je reconnais presque plus personne : les vieux sont trop vieux et les jeunes trop jeunes. Pendant des annees, quand je radinais, aux vacances, j’avais toujours l’impression d’etre un enfant de Saint- Locdu. Et puis, un jour, j’ai rencontre des jeunes gens inconnus… A la ressemblance, j’essayais de leur foutre un nom ; seulement, en cambrousse, tu sais ce que c’est ? Tout le monde bouillave avec tout le monde, et tout le monde ressemble a tout le monde. Aussi je m’ai goure dans mes estimations. Alors, j’ai pige que c’etait rape, que j’avais vire de bord, change de planete pour ainsi dire !

On penetre dans le c?ur du village. Comme beaucoup de patelins, Saint-Locdu-le-Vieux, c’est avant tout une rue. Celle-ci grimpe jusqu’a la place de l’eglise, un bel edifice pur roman, entre parentheses. Apres l’eglise, la rue redevient chemin et mene au chateau dominant la contree.

— On va s’arreter chez Valentin pour ecluser un saladier de vin chaud ! ordonne Beru.

Valentin, c’est le principal bistrot du bled. Le super-market en quelque sorte. Il fait boulangerie-epicerie- mercerie-faience-charbon… La salle de cafe est basse. Un papier peint cloque la tapisse, qui represente des scenes de chasse. Le motif se repete a vous flanquer la nausee : un epagneul a l’air glandouillard tient gauchement dans ses crocs un superbe faisan. Y a des reclames pour la Suze, dans les jaunes eteints, sur lesquelles on voit un monsieur au bras noueux arracher de la gentiane dans un paysage de montagne. Ca renifle la vinasse a bord. Et puis le vieux plancher humide, et aussi le papier moisi et le clebard crotte. Ca serait pas l’epagneul, des fois, qui chlinguerait de la sorte ? Ou bien son faisan qui aurait les vers ?

Le troquet est bonde. Ici, les enterrements sont des especes de fetes communales. Apres les obseques, les bonshommes se retrouvent au bistrot et partent en java jusqu’a plus d’heure ! Ca tonitrue vilain dans la strasse quand on debarque. Des voix rocailleuses se chevauchent. C’est a qui fera donner ses cuivres pour grimper sur ceux du voisin. Mais notre arrivee retablit le silence. Un silence trop brutal pour etre naturel.

Berurier, qui, un instant auparavant, a serre toutes ces pognes, est brusquement intimide. Je l’ai jamais vu commak, le Gros. Une rosiere qui debarquerait par erreur dans une pissotiere a six places ! Il palit, ne pouvant rougir puisqu’il est deja violet, et porte un doigt gerce a son bada.

— Salut ! qu’il fait en se frottant les cordes vocales au gras de lard, comme des dents de scie.

L’assistance murmure un salut. C’est maintenant les retrouvailles entre Beru et ses compatriotes. A la porte du cimetiere, c’etait une mesure pour rien : un numero classique, execute par toute la troupe de Saint-Locdu-le- Vieux. Berurier representait une famille en deuil. Cette fois, c’est sa personne qui est concernee.

Il regarde l’assemblee, prend ses reperes en distribuant des ?illades, puis gagne la table ou le maire du pays rouquine de plus belle.

— On peut t’offrir un pot, Mathieu ? s’inquiete le Mastar.

— Ben voyons, accepte l’interpelle.

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