Soudain, il apercut son reflet, ce visage qu'il n'avait pas vu depuis si longtemps – ce jeune visage legerement bleui par l'ombre de la premiere barbe, avec des sourcils decolores par le soleil et des yeux terriblement lointains, etrangers.

«C'est moi… – les mots se formaient lentement dans sa tete – Moi, Ivan Demidov…» Il contempla longuement les traits de ce reflet sombre. Puis il se secoua. Il lui sembla que le silence devenait moins dense. Quelque part au-dessus de lui gazouilla un oiseau.

Ivan se releva, se pencha de nouveau et plongea la gourde dans l'eau. «Je vais la porter a Lagoun, il doit cuire, la-bas, sous son canon.»

Par sa citation a l'ordre du Soviet supreme de l'Union sovietique, il apprendra que ce jour-la «ils ont contenu l'avance de l'ennemi dans une direction d'une importance strategique capitale, ils ont resiste a plus de dix attaques d'un ennemi numeriquement superieur». Dans ce texte seront mentionnes les noms de Stalingrad et de la Volga, qu'ils n'ont jamais vus. Et comme ces mots ressembleront peu a ce qu'ils avaient vecu et eprouve! Il n'y sera question ni de Mikhalytch et de son gemissement de douleur, ni de Serioga dans son treillis noirci et rougi, ni de chars qui fumaient au milieu des arbres ecorches et humides de sang.

Il n'y sera pas question, non plus, du petit bassin d'eau vive, dans le bois renaissant a tous les bruits de l'ete.

De Tatiana, il n'avait recu, durant la guerre, que deux lettres breves. Elle ecrivait a la fin de chacune d'elles: «Mes amies de guerre Lolia et Katia t'envoient un salut chaleureux.» Ces lettres, enveloppees dans un morceau de toile de tente, il les gardait au fond de son sac. De temps en temps il les relisait jusqu'a connaitre par c?ur leur contenu naif. Ce qui le rejouissait, c'etait d'abord l'ecriture elle-meme, la vision de ces triangles [5] de papier froisse.

La victoire le trouva en Tchecoslovaquie. Le 2 mai, le drapeau rouge fut plante sur le Reichstag. Le 8 mai, Keitel, l'?il rageur sous le monocle, signa l'acte de capitulation sans conditions de l'Allemagne. Le lendemain, l'air vibra des salves de la Victoire, et l'apres-guerre commenca.

Cependant le 10 mai, le Heros de l'Union sovietique, le sergent-chef de la Garde Ivan Demidov, cherchait toujours dans son viseur les silhouettes noires des chars et encourageait les soldats en hurlant ses ordres d'une voix cassee. En Tchecoslovaquie, les Allemands ne deposerent pas les armes avant la fin du mois de mai. Et, comme des balles perdues, des «pokhoronka [6]» volaient vers la Russie qui avait pu croire qu'apres le 9 mai personne ne mourrait plus.

Enfin cette guerre s'acheva a son tour.

Deux jours avant la demobilisation, Ivan recut une lettre. Comme toutes les lettres redigees a la demande de quelqu'un, elle etait un peu seche et embrouillee. En outre, elle avait mis plus d'un mois a le rejoindre. Il lut qu'en avril Tatiana avait ete grievement blessee, s'etait remise de l'operation et se trouvait actuellement a l'hopital de Lvov.

Ivan scruta longuement le feuillet ecrit d'une main hative. «Grievement blessee…», repetait-il, en sentant en lui quelque chose se crisper. «Le bras? La jambe? Pourquoi ne pas s'exprimer clairement?»

Mais a la pitie s'ajoutait un autre sentiment qu'il ne voulait pas s'avouer.

Il avait deja change les pieces d'or de cent shillings autrichiens contre des roubles, deja respire l'air de cette Europe detruite mais toujours policee et confortable. Sur sa vareuse brillait l'Etoile d'or, scintillait l'email grenat de deux autres ordres et l'argent bleute des medailles «Pour la bravoure». Et dans la traversee des villes liberees il sentait sur lui les regards admiratifs des jeunes filles qui lancaient des bouquets sur les chars.

Il revait deja de se retrouver le plus vite possible dans un wagon de marchandises, parmi ses compagnons demobilises, dans l'odeur aigre du tabac, de regarder par les parois grandes ouvertes la verdure eclatante de l'ete, de courir aux arrets pour chercher l'eau bouillante. Il avait en plus de son sac un petit coffre en bois renforce par des coins d'acier. Dedans, un coupon d'une lourde etoffe moiree, une demi-douzaine de montres-bracelets trouvees dans une boutique devastee, et surtout un grand rouleau d'excellent cuir pour faire des bottes. La seule odeur de ce cuir aux fines rayures lui tournait la tete. Et quand on imaginait les bottes crissantes qu'on mettrait pour se promener dans la rue du village en faisant tinter ses decorations… Et justement son camarade de regiment l'invitait a s'installer chez lui, en Ukraine. Mais avant? Ce serait une idee de rendre d'abord visite aux proches restes en vie, avant d'aller chercher fortune dans un endroit neuf. «La-bas, je pourrais trouver une belle fille, et puis les gens y sont beaucoup plus riches et genereux…»

De nouveau il relisait cette lettre et la meme voix lui soufflait: «J'ai promis… j'ai promis… Enfin quoi! On n'est pas marie a l'eglise! Bien sur, je me suis un peu trop avance… mais c'etait la situation qui voulait ca! Et maintenant, quoi? il faudrait que je m'engage pour toute la vie? On n'y comprend rien a cette lettre. Que le diable la debrouille! 'Grievement blessee…' qu'est-ce que ca veut dire? En fin de compte, c'est une femme dont j'ai besoin, pas d'une invalide!»

Tres profondement en lui percait une autre voix: «Va donc, eh! Heros! Un minable, oui, un phraseur. Tu etais fichu sans elle. Tu serais en train de pourrir dans une fosse commune, a gauche un Fritz, a droite un Russe…»

Enfin Ivan decida: «Bon! On y va. De toute facon, c'est pratiquement sur mon chemin. Je serai correct, j'irai la voir. Je lui dirai merci une fois de plus. Je lui expliquerai 'Voila, c'est comme ca… '» Et il decida de reflechir a ce «comme ca» en chemin.

Lorsqu'il entra dans la salle de l'hopital, il ne la remarqua pas tout de suite. La sachant grievement blessee, il l'imaginait couchee, pleine de pansements, immobile. Il n'avait pas pense que la nouvelle remontait a deux mois.

– La voila, votre Tatiana Averina, dit l'infirmiere qui le guidait. Ne restez pas trop longtemps. Le repas est dans une demi-heure. Vous pouvez aller dans le petit jardin.

Tatiana etait debout devant la fenetre, laissant pendre la main dans laquelle elle tenait un livre.

– Bonjour, Tatiana, dit-il d'une voix un peu trop enjouee, en lui tendant la main.

Elle ne bougea pas. Puis posant le livre sur le rebord de la fenetre, elle lui donna maladroitement la main gauche. Son bras droit etait bande. De tous les lits, des regards curieux les fixaient. Ils descendirent dans le petit jardin poussiereux et s'assirent sur un banc a la peinture ecaillee.

– Alors, ta sante? Comment vas-tu? Raconte, dit-il de la meme voix trop joyeuse.

– Qu'est-ce que je peux te raconter? Tu vois. Juste a la fin, j'ai ete touchee.

– Quoi, touchee, touchee… Tout cela ce n'est rien du tout. Et cette infirmiere qui parlait d'une blessure grave! Moi je pensais que…

Il perdit contenance et se tut. Elle lui jeta un regard soutenu.

– J'ai un eclat sous la cinquieme cote, Vania. Ils n'osent pas y toucher. Le medecin dit que cet eclat, c'est peu de chose – une pointe de cordonnier. Mais si on commence a trifouiller, ca risque d'etre pire. Si on n'y touche pas, il restera peut-etre tranquille.

Ivan sembla vouloir dire quelque chose, poussa seulement un soupir et commenca a rouler une cigarette.

– Voila… On peut donc dire que je suis une invalide. Le medecin m'a avertie: je ne pourrai plus rien soulever de lourd. Et plus question d'avoir des enfants…

Puis se rattrapant de peur qu'il y voie une allusion, elle parla tres vite:

– J'ai le sein gauche tout couture. Ce n'est pas beau a voir. Et a la main droite, j'ai trois doigts en moins.

Les levres serrees, il chassa la fumee de sa cigarette. Tous deux se taisaient. Enfin, ce qu'elle avait longuement muri pendant de longues journees de convalescence, elle le laissa tomber avec un soulagement amer:

– Voila, Ivan, c'est ainsi… Merci d'etre venu. Mais ce qui est passe est passe. Quelle femme serais-je pour toi, maintenant? Tu en trouveras une en bonne sante. Parce que moi… Je n'ai meme plus le droit de pleurer. Le medecin me l'a dit carrement, pour moi, les emotions, c'est encore pire que de porter trop lourd – le clou pique et le c?ur est fichu…

Ivan la regardait du coin de l'?il. Elle etait assise, tete baissee, sans detacher son regard du sable gris de l'allee. Son visage semblait si serein… Seule une petite veine bleutee battait sur sa tempe, a la naissance des cheveux coupes court. Ses traits s'etaient affines et comme eclaires. Tellement differente des filles eclatantes aux

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