pas le joyeux fouillis d'un marche aux puces, mais les vestiges d'existences detruites par les temps nouveaux. Je reconnaissais la faience usee d'une tasse, la forme du talon de cette paire de chaussures, la marque d'un transistor… Ces debris avaient l'age de mon enfance. Toute une epoque soldee dans ces vieilles mains bleuies par le froid.

Plus que tous les autres changements, plus meme que l'etalage obscene de la nouvelle richesse, c'est ce passe humain disperse qui me frappa. La rapidite febrile avec laquelle on le faisait disparaitre. Ce passe et aussi la beaute de l'enfant maquillee. Mon ignorance de ce qu'on devait faire, dans cette ere nouvelle, pour proteger cette enfant.

La Siberie me fit oublier ces retrouvailles manquees. Rien ici n'avait encore bouge. Quelques republiques recentes, surgies de la chute de l'empire, avaient juste colore les cartes geographiques. La terre restait la meme: infinie, blanche, indifferente aux rares apparitions d'hommes. Dans la torpeur hivernale, on guettait non pas les derniers soubresauts de l'actualite mais le trait roux du soleil qui allait, dans quelques jours, froler l'horizon apres une longue nuit polaire.

En ecoutant les geologues dans l'isba du Bord, je me disais qu'ils venaient de la meme epoque que ces objets vendus par les vieillards dans les couloirs du metro. Ils vivaient comme si les huit mille kilometres de neiges qui les separaient de Moscou avaient retarde la course du temps. Les annees soixante? Soixante-dix? Tout dans leur facon de vivre, de parler avait vingt ou trente ans de retard. Cette histoire drole du nouvel arrivant qui viole une ourse… Je l'avais entendue plus d'une fois dans ma jeunesse. Un temps decale de vingt ans. Non, plutot un temps a l'ecart du temps, une coulee de jours rythmee par le crissement des rafales contre la vitre, par le souffle du feu, par la respiration de ces trois personnes endormies, si differentes et si proches, ces deux hommes aux visages brules par l'Arctique, cette grande femme aux yeux brides qui dort dans la piece voisine. (Quels sont ses reves? Des reves tout de neige? Ou bien au contraire, pleins de soleil du Sud?) Le temps nocturne cadence par le battement de notre sang, dans le bras replie sous la tete, une pulsation chaude perdue au milieu de l'infini blanc, dans les trefonds du noir cosmique irise par la phosphorescence boreale.

Le matin ne vint pas. Je fus reveille par une tempete qui jeta contre les vitres des brassees de flocons et remplit la maison d'une vibration mate. Il me fallut quelques secondes pour comprendre qu'il s'agissait d'un helicoptere qui venait de se poser tout a cote du Bord. Derriere la porte de la cantine, je vis la lumiere et entendis le cliquetement des assiettes et des tasses en aluminium. Les geologues se leverent avec precipitation et meme, me sembla-t-il, une sorte de panique. Le grand Lev se frotta rageusement le visage sous le robinet. Le petit Lev remonta en hate le ressort de son rasoir…

La porte ceda avec un crissement strident de glace rompue et je crus deviner la raison de leur desarroi. En penetrant dans la maison, l'homme dut se courber et, quand il s'arreta au milieu de la piece, son visage se trouva a la hauteur de l'ampoule qui brillait sous le plafond. Il portait une veste de mouton retourne noire, des bottes en peau de renne. Du haut de sa taille, il observa la piece, nota le desordre laisse par la beuverie de la veille mais ne dit rien, attendant que les deux Lev viennent a lui. Ce qu'ils firent, en lancant des salutations faussement decontractees, mais l'?il fuyant: «Salut, chef! Cinq minutes et on est prets, commandant!» Le grand Lev paraissait presque petit. Le petit fut oblige de lever le bras pour serrer la main du pilote. L'homme les devisagea en silence puis attrapa la bouteille de cognac vide. «Je vois que vous etes prets depuis hier, dit-il d'une voix basse, semblable a l'embrayage d'un tout-terrain militaire par grand froid. Je vous previens que si j'entends le moindre hoquet en vol, je vous fiche dehors avec vos petards…»

La porte de la cuisine s'ouvrit, Valia entra tenant une grande bouilloire qui lachait un filet de vapeur. Je me rappelai mon etonnement: «Quel homme pourrait lui faire l'amour?» Son corps sembla retrouver des proportions normales, la presence du pilote la rendait feminine, seduisante meme. «Tu mangeras quelque chose?» lui demanda-t-elle. Il sourit, l'air un peu bourru: «Non, on n'a pas le temps, ils ont annonce du vent pour la fin de la journee… Donne juste un peu de saumure a ces deux poivrots, sinon ils vont salir l'appareil et la moitie de l'Arctique…» Il secoua la bouteille de cognac et bougonna toujours en souriant: «Et maintenant, voila qu'ils se soulent a la gnole d'importation! Aristocrates…»

Le petit Lev intervint alors, cherchant la conciliation, une main dirigee vers moi: «Tu sais, chef, cette bouteille, c'est notre camarade de Moscou qui nous l'a apportee. C'est du cognac, mais c'est pas fort du tout! D'ailleurs, s'il pouvait venir avec nous ce matin, il est journaliste…» La derniere phrase etait dite d'une voix decroissante et se perdit dans un bafouillerent final.

Le pilote se tourna vers moi, m'enveloppa d'un regard dur mais sans hostilite. «Le cama-rade moscovite…, murmura-t-il. Vous les faites boire et eux, apres, ils se feront peter le cul au lieu de faire sauter la montagne…» Il s'inclina pour passer dans la cuisine et ajouta, deja pardessus son epaule comme pour une affaire reglee: «Quant a partir avec nous, desole, je ne fais pas de visites guidees.»

Le grand Lev lui emboita le pas, en evitant mon regard. Le petit m'adressa une grimace contrite, les bras ecartes dans un geste d'impuissance.

Je sortis. Le jour venait de se lever: une grisaille cendree permettait de distinguer la ligne des montagnes et, a mes pieds, un arbre nain tendait vers le ciel ses fines branches tordues faisant penser a des fils barbeles. Dans la penombre, l'helicoptere brassait une lente voltige de flocons. J'etais a une heure de vol du but de mon periple. Depuis Paris j'avais franchi plus de onze mille kilometres. L'endroit ou reposait l'avion de Jacques Dorme se trouvait la, quelque part au milieu de cette chaine glacee. Je sentis le froid (moins trente-cinq? moins quarante? comme la veille…) me herser le visage, fendiller la vue par des facettes de larmes. Je compris soudain que voir cet endroit etait essentiel, que la curiosite d'ecrivain n'y etait pour rien, que la vie m'avait, secretement, mene vers ce lieu et que j'aurais vecu autrement sans l'avoir vu.

La porte grinca. Les deux Lev sortirent, charges de caisses, se dirigerent vers l'helicoptere. J'entendis la voix de Valia. Le pilote s'arreta sur le seuil. Je l'abordai maladroitement, en lui barrant la route: «Ecoutez, je pourrais peut-etre vous…» Je vis l'expression de ses yeux, je ne terminai pas ma phrase («vous payer?»). Il me donna une tape sur l'epaule et conseilla sur un ton plutot amical: «Je serais vous, j'irais vite au village, il n'y aura pas d'autre tracteur jusqu'au soir…»

C'est alors que, d'une voix presque eteinte, en acceptant l'echec et ne demandant plus rien, je parlai de Jacques Dorme. Je reussis a dire sa vie en quelques phrases breves, nues. Je me trouvais dans un etat d'abattement tel que j'entendais a peine ce que je disais. Et c'est dans cet etat seulement que je fus capable d'exprimer toute la douloureuse verite de cette vie. Un aviateur venu d'un pays lointain rencontre une femme du meme pays et, pendant tres peu de jours, dans une ville dont il ne restera bientot que des ruines, ils s'aiment; puis il part au bout de la terre pour conduire les avions destines au front, et meurt, en s'ecrasant sur un versant de glace, sous le ciel bleme du cercle polaire.

Je l'avais dit autrement. Non pas mieux, mais plus brievement encore, plus pres de l'essence de leur amour.

Le pilote lacha la poignee de la porte et murmura comme dans un effort de memoire: «Oui, je vois maintenant… C'etait ce pont aerien entre l'Alaska et la Siberie. L'Alsib… Des escadrilles de vrais as. On les a presque oublies aujourd'hui. Cet avion, c'est pas celui qu'on peut voir dans le Trident?» J'opinai. Le Trident, une montagne a trois pics…

«Chef, c'est la derniere, on peut partir!» Le petit Lev descendait le perron, une caisse posee en equilibre sur son epaule.

Le pilote toussota. «Et cette femme, elle etait… qui pour vous? Vous l'avez connue?» Je parlai tres bas, comme s'il n'y avait personne pour m'ecouter dans ce desert blanc: «Elle etait pour moi comme une sorte de… Oui, comme une mere…»

«Commandant, on est O.K.!» La voix du grand Lev fut coupee par un claquement de porte.

«Vous avez des papiers sur vous?» demanda le pilote en se frottant le nez. Je pensai a mon passeport redige dans une langue qu'il ne saurait pas lire, a la mention «dans tout pays sauf URSS».

«Non, c'est que je suis… Non, pas de papiers…» Il hocha la tete, ecarta les mains comme pour dire: «Dans ce cas, je ne peux rien pour vous», puis soudain indiqua d'un coup de menton son helicoptere et soupira en souriant: «Bon, allez, montez!»

Dans son envol, l'appareil gita et, l'espace d'un instant, je vis la maison du Bord, la lumiere dans la fenetre de la cuisine. Il me sembla que le pilote aussi regardait cette fenetre.

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