Andrei Makine
La terre et le ciel de Jacques Dorme
I
Le temps de vivre ensemble sera si bref que tout leur arrivera pour la premiere et la derniere fois.
Au debut de la nuit, dans la violence de l'amour, il a rompu le fil du vieux collier qu'elle n'enlevait jamais. Les petites perles d'ambre ont crible le plancher et la pluie qui s'est mise a tomber a d'abord imite cette fine mitraille, puis s'en est detachee, devenant averse, trombes d'eau, enfin une lame de fond inondant la piece. Apres une journee de fournaise et le vent sec qui crissait comme des ailes d'insectes, cette vague atteint leurs corps nus, remplit les draps de la senteur humide des feuilles, de la fraicheur apre des plaines. Le mur, face au lit, n'existe pas, juste les cassures des rondins carbonises, ravages de l'incendie d'il y a deux semaines. Derriere l'embrasure, le ciel d'orage gonfle pesamment sa chair violette, resineuse. Le premier et le dernier orage de mai dans leur vie commune.
Elle se leve, tire la table vers le coin le plus a l'abri du deluge, puis s'arrete pres du mur defonce. Il se redresse, va la rejoindre, l'encercle de ses bras, la bouche enfouie dans ses cheveux, le regard perdu dans le bouillonnement noir derriere la breche. Le vent, en un long tissu trempe, colle a leur peau, l'homme frissonne et murmure a l'oreille de la femme: «Toi, tu n'as jamais froid…» Elle rit doucement: «Ca fait plus de vingt ans que je suis dans ces steppes. Et toi… Un an? C'est ca… Tu vas t'y faire, tu verras…»
Un convoi secoue lourdement les rails, tout pres de la maison. Le soufflement de la locomotive perce dans le noir, a travers la pluie. La masse des wagons s'immobilise sous les fenetres, le faisceau d'une lampe raye la piece. L'homme et la femme se taisent, serres l'un contre l'autre. Du train monte un melange de voix sifflantes, de plaintes, un long rale de douleur. Des blesses irrecuperables pour le front et qu'on evacue vers les profondeurs du pays. Il est etrange de sentir son propre corps si vivant et encore remue de plaisir. Ces epaules feminines dans la caresse des doigts, la pulsation lente, chaude du sang, la, au creux de la hanche. Et sous le pied, le glissement d'une perle d'ambre. Et la pensee que demain il faudra les ramasser toutes, reparer le collier…
Le plus stupefiant est de penser a cette journee de demain, a cette chasse aux billes. Dans cette maison a une centaine de kilometres a peine de la ligne du front, dans ce pays, etranger pour la femme et encore plus etranger pour l'homme… Sous les fenetres, le convoi s'ebranle, se met a cadencer son tambourinement d'acier. Ils suivent l'effacement des secousses derriere le ruissellement de la pluie. Le corps de la femme est brulant. «Plus de vingt ans dans ces steppes…», se souvient l'homme et il sourit dans l'obscurite. Depuis leur rencontre, avant-hier, il a eu le temps de lui raconter ce qui s'est passe en France durant cette vingtaine d'annees. Comme s'il etait possible de se souvenir de tout, comme s'il pouvait enumerer tous les evenements, un an apres l'autre, a partir de 1921 et jusqu'en juin 1940 ou il a quitte le pays…
La pluie rebondit sur le plancher, ils sentent un voile d'humidite sur leur visage. «Tu crois qu'il pourra vraiment s'imposer? murmure-t-elle. Sans armee, sans argent. On a beau etre un general…» Il ne repond pas tout de suite, saisi par l'etrangete de ces minutes: une femme qui depuis tant d'annees ne s'est pas entendu appeler par son vrai prenom («Choura», disent les gens d'ici quand ils s'adressent a elle, Choura ou, parfois, Alexandra), lui-meme devenu un pilote russe, cette maison eventree par une explosion, cette bourgade au bord d'un grand fleuve, au milieu des steppes ou se prepare une gigantesque bataille…
Un oiseau effraye par l'orage se jette dans la piece, trace a travers l'obscurite un vol saccade, s'echappe par la breche.
«C'est vrai, il a tres peu de gens autour de lui, murmure l'homme, et puis les Anglais, je ne sais pas si on peut compter sur eux… Mais, tu sais, c'est comme dans un combat aerien, ce n'est pas toujours le nombre d'appareils qui decide, ni meme leur qualite, c'est… Comment te dire? C'est l'air. Oui, l'air. Tu sens parfois que l'air te porte, joue en ta faveur. L'air ou le ciel. Il faut seulement y croire tres fort. Pour lui aussi c'est le ciel qui va jouer plus que tout le reste… Et il y croit.»
En route, j'ai souvent refait le calcul des annees qui me separaient des deux amants.
«Cinquante ans, a quelques mois pres…», me dis-je de nouveau, en suivant derriere le hublot de l'avion la monotonie des heures nocturnes au-dessus de la Siberie. Cinquante ans… Le chiffre devrait m'impressionner. Mais au lieu de l'ebahissement, le sentiment tres vif de la presence de ces deux etres en moi, de leur profonde appartenance a ce que je suis.
Dehors, on ne peut marcher qu'en enfoncant une pique ou un baton de ski dans la carapace de neige balayee par le blizzard. A l'interieur, dans la longue salle a manger de l'isba, le poele en acier est rouge. L'air sent l'ecorce brulee, le tabac brun, l'alcool a quatre-vingt-dix degres coupe de sirop de canneberge. Je suis arrive il y a a peine une heure, le but est atteint, je suis la, dans la maison qu'on appelle le Bord. («C'est au bord, m'a dit un autochtone en indiquant le chemin. – Au bord de quoi? – Au Bord tout court, c'est comme ca qu'on l'appelle, c'est la derniere maison, tu verras, il y a la-bas un terrain pour helicopteres. Enfin, maintenant, dans le blizzard, tu ne verras rien. Surtout ne lache jamais le cable!») Je me suis mis a marcher, courbe en deux sous les rafales, mon sac ballotte sur mon dos, une main serrant un vieux baton de ski, l'autre glissant sur une grosse corde tendue d'une maison a la suivante.
A present, dans la chaleur de cette cuisine, il ne me reste plus qu'a laisser se calmer le tangage imprime dans mon corps par la route. Plusieurs jours de train, puis l'avion, enfin ce terrible engin a chenilles qui m'a amene ici a travers les deserts de glace. Et la derniere etape: cette avancee interminable le long du cable enrobe de givre, un penible pietinement jusqu'au Bord. Au bord de quoi? Au bord de tout. De la terre habitee, de l'Arctique, de la nuit polaire. Le cable s'arretait la, cloue aux rondins de la derniere maison.
Je parviens a bouger les pieds dans mes bottes. Mes mains, les phalanges des doigts revivent, obeissent, je serre la tasse sans la renverser comme tout a l'heure. «Le but est atteint», me dis-je en souriant. Je suis dans les lieux que Jacques Dorme a jadis survoles. Demain je verrai l'endroit ou s'est brisee une vie que je porte en moi depuis l'enfance. Sa vie et celle de la femme qui l'avait aime. Dans la somnolence bienheureuse de mon epuisement, ces vies anciennes s'animent derriere mes paupieres, ressuscitent le recit d'une journee, une ville, le souvenir imagine d'une nuit. De cette nuit ou la pluie avait imite le staccato des perles d'ambre…
«Ecoute, ami, tu la connais, cette histoire du jeune Moscovite, un peu comme toi, qui vient pour la premiere fois dans la taiga de Yakoutie? Attends, je vais te la raconter…»
C'est l'un de mes hotes qui parle. Ils sont trois dans la maison du Bord. Ces deux geologues qui, en me serrant la main, avaient repete dans une coincidence cocasse le meme prenom: Lev. Deux Leon, deux lions, me suis-je dit en cachant un sourire. Le premier, grand et large d'epaules, a devine sans doute ma pensee et a voulu preciser: «Non, le vrai lion, c'est moi. Lui, c'est un lionceau…» Le second, petit et au visage tavele d'engelures, s'est ecrie: «Tu la fermes, Trotski!» J'ai bu avec eux un verre de bienvenue, cet inhumain breuvage, l'alcool a peine adouci par la canneberge, puis avec une facilite presque magique j'ai reussi a me faire accepter pour leur expedition de demain. «Mais bien sur, ami, on n'a qu'a dire deux mots au pilote, et c'est comme si c'etait fait. Il t'amenera ou tu veux pendant qu'on fait peter la montagne.» J'ai tire de mon sac une bouteille de cognac que j'avais apportee de Paris, on l'a versee dans trois gros verres a facettes. Ils ont bu, se sont regardes, l'air dubitatif. La coutume russe interdit de critiquer la chose offerte. «Il est… bon, a conclu le grand Lev. – Oui, pas