II

De cette adolescence, il reste un debut de matinee devant la porte entrebaillee de l'infirmerie. Je suis la, la main deja prete a frapper, deja je vois la femme assise a l'interieur quand, soudain, ce geste: la femme serre son sein gauche et le masse comme si elle avait mal au c?ur ou tout simplement voulait rajuster un soutien-gorge trop etroit pour ce grand sein. Je frappe, j'entre. Elle m'examine, se met a laver la vilaine ecorchure qui raye ma cuisse. C'est une jeune femme aux cheveux legerement roux, aux gestes lents. Je reste debout, je la domine, c'est tres etrange de voir une femme adulte ainsi, de voir son visage incline, ses yeux qui semblent resignes. Quand elle leve le regard, il y a entre nous un aveu de complicite. Je quitte le cabinet, ne parvenant pas a demeler chez celle qui m'a soigne la mere et la femme. Les deux sont intensement inconnues et desirees.

Je me suis blesse en essayant de retenir sur une pente detrempee la benne a ordures de l'orphelinat. Chaque matin, un surveillant surgit a l'entree du dortoir et, une liste de noms a la main, annonce la corvee. Deux noms et, en reponse, un sourd bafouillement de jurons.

Cette fois, mon compagnon etait un adolescent meprise par nous tous, non pas pour sa faiblesse, ce qui aurait ete logique dans le monde clos de l'orphelinat ou seule la force comptait, mais pour son cote paysan. On le surnommait d'ailleurs «Village» tant il avait l'air campagnard avec ses chaussures toujours embourbees et sa maniere de gratter sa tete rasee… Sans lui adresser la parole, j'ai saisi l'une des poignees de la benne et nous nous sommes mis a pousser ce grand bac d'acier sur un chemin de terre, dans le noir pluvieux d'une matinee d'automne. Soudain, cette voix derriere nous: «Attendez, prenez encore ca!» Sur le seuil de la porte du service se tenait la bibliothecaire, deux grandes boites de carton posees a ses pieds. «Vous les laisserez a la chaufferie…» Village est alle les chercher, les a posees sur le couvercle de la benne, a fait mine de reprendre la route. Mais aussitot que la porte eut claque, il s'est arrete, m'a lance un clin d'?il et s'est empare d'une des boites. «Il y a peut-etre la-dedans des trucs a bouffer», s'est-il justifie. Je le croyais veule, incapable d'imagination… Avec une large piece de cinq kopecks aiguisee en lame (les surveillants poursuivaient impitoyablement les detenteurs de couteaux), il a tranche les ficelles, fait craquer les rabats du carton… «Salope! Rien que des bouquins… Attends, et l'autre?» C'etait la meme chose. Des brochures comportant toutes, sur la couverture, la photo que nous n'avons eu aucune peine a reconnaitre. La physionomie ronde et plate, le crane chauve: Khrouchtchev, renverse un an auparavant. Ses portraits avaient disparu, depuis, des facades de la ville, et a present, comme l'echo retardataire des evenements de Moscou, ce «Discours au Congres» qu'on retirait des bibliotheques de province.

Le chauffagiste assis devant la bouche incandescente d'un poele a accepte les cartons sans emotion. Il a ouvert le premier, emis un petit rire plutot triste et s'est mis a jeter, une a une, les brochures dans le feu. «Ah, Nikita, ils ont ete plus malins que toi, hein? commenta-t-il en regardant l'autodafe. Et maintenant, ceux qui n'ont pas ete rehabilites peuvent toujours courir…» Puis, se souvenant de nous: «Allez, depechez-vous, jeunesse, on a deja sonne…»

Sur le chemin du retour, Village m'a demande de l'attendre et s'est glisse dans la broussaille qui recouvrait les berges. J'ai fait quelques pas Pour m'ecarter de la puanteur de la benne. En haut d'une cote s'alignaient les fenetres de l'orphelinat: eteintes dans les dortoirs, eclairees dans les salles de classe. On distinguait meme les silhouettes des professeurs devant le tableau. Le seul avantage de la corvee des ordures, c'etait ces quelques minutes de retard tolerees.

«Ceux qui n'ont pas ete rehabilites…» Le mythe le plus partage, le plus jalousement cheri par les eleves etait precisement celui-la: le pere-heros, injustement condamne, est enfin rehabilite, il revient, il entre dans la classe, interrompt le cours et provoque une extase muette chez l'enseignante et les camarades. Un bel officier dont la vareuse est blindee de medailles. Il y avait egalement des variantes avec des peres explorateurs polaires, des peres morts au combat, des capitaines de sous-marins. Pourtant le retour du rehabilite primait les autres legendes car il correspondait davantage a la verite. L'etablissement avait la specificite d'abriter les enfants des hommes et des femmes qui s'etaient illustres pendant la derniere guerre mais, par la suite, s'etaient rendus indignes de leurs exploits. Telle etait en tout cas la version qu'on nous communiquait, tantot avec assez de tact, il faut le reconnaitre, tantot avec la hargne d'un surveillant en colere: «Tel pere, tel fils»…

«Ils bossent bien, ces canaris!» Village venait de surgir de l'obscurite et pointait le doigt vers les fenetres ou l'on apercevait les tetes des eleves. «Des canaris dans une cage», a-t-il ajoute avec un leger dedain. Nous nous sommes remis en marche. Je ne pouvais pas comprendre alors tout ce que cachaient les paroles du chauffagiste (nous avions onze, douze ans, Village devait en avoir quatorze car il avait redouble au moins deux fois), mais j'ai saisi l'essentiel: une autre epoque commencait, rendant nos reves plus que jamais irrealistes. Le bel officier rehabilite resterait a jamais derriere la porte de la classe, ne se decidant pas a la pousser.

Ces reflexions m'ont rendu distrait et quand nous prenions notre elan pour hisser la benne dans une montee, j'ai derape et me suis retrouve par terre, une cuisse entaillee par l'acier rouille. «Veinard! Tu es bon pour la journee, a constate Village en palpant la dechirure. File vite voir l'infirmiere!»

Il y a eu donc cette journee de repos, mais surtout le souvenir obsedant de la femme soulevant son sein gauche et de ma presence a quelques centimetres de cette femme, dans l'intimite d'un secret vole.

L'amour rend vulnerable. Ceux qui, deux jours plus tard, m'ont attaque avaient sans doute senti en moi la faiblesse d'un amoureux. Tous les rapports dans l'orphelinat etaient regles Par des lignes de force tendues a l'extreme. Il fallait a tout prix tenir son rang dans la hierarchie des forts et des moins forts. Exactement comme dans une prison ou dans la pegre. Je ne faisais pas partie des quelques jeunes chefs de bande, ni des plus faibles. D'ailleurs, on n'agressait pas n'importe comment, car meme le plus chetif serrait peut-etre, entre ses doigts, une grosse piece de cinq kopecks aiguisee en lame de rasoir.

Pendant une recreation (je regardais les arbres nus derriere une vitre et me disais que l'infirmiere devait les voir aussi de sa fenetre), un coup d'epaule m'a pousse vers le mur et fait autour de moi un vide dans la foule des eleves qui s'ecartaient. C'etait un petit chef entoure de sa garde. Son visage, comme souvent chez les Meridionaux, avait deja une texture d'homme et connaissait toutes les petites grimaces de la virilite, toutes les mimiques d'un jeune male qui se sait beau. Quelques injures, pour amorcer la bagarre, suivies d'esclaffements de la bande. Enfin, melee aux petits crachotements des miettes de tabac collees a sa levre, cette phrase ou sa superiorite trouvait son dernier mot, meprisant et presque langoureux:

«Mais tout le monde sait que ton pere, les mitrailleurs l'ont abattu comme un chien…»

Tous les codes venaient d'etre bafoues. On s'injuriait et on se battait souvent, mais on ne touchait jamais a la legende des peres heros. Je me suis jete vers lui qui tournait deja le dos, laissant a ses sbires le soin de regler mon cas. D'autres se sont joints a eux, excites par la force collective, heureux de monter en grade dans l'ordre des castes subitement chamboule.

L'apparition d'un professeur, au bout du couloir, m'a libere. Je me suis remis debout, presse d'arranger ma chemise a laquelle plusieurs boutons manquaient, d'essuyer mon nez qui saignait. Les agresseurs et les agresses etaient, chez nous, punis sans distinction.

Dans les toilettes, le visage renverse sous le jet glace d'un robinet, j'ai repris peu a peu mes esprits. En attendant que le sang s'arrete de couler, j'ai meme eu le temps de reflechir a cette attaque qui mettait en danger toutes nos legendes. «Ton pere fusille comme un chien…» Bien sur, ce petit caid qui rodait sa virilite n'en savait rien. Ou plutot il savait que cette version valait pour chacun de nos peres: heros dechus qui avaient sombre dans la boisson, dans le crime ou, pire encore, dans la contestation et qui terminaient leurs jours dans un camp ou sous les balles d'un garde perche sur son mirador. Il l'avait dit tout haut mais, depuis un Moment deja, nous etions tous conscients que le mythe heroique se fissurait. Et meme sans avoir ecoute le vieux chauffagiste qui brulait Khrouchtchev, les eleves devinaient que le temps ou l'on pouvait encore esperer prenait fin. C'etait le milieu des annees soixante (novembre 1965, plus exactement). Peu informes, nous ignorions le nom de «degel», et pourtant nous etions, au sens propre, les enfants du Degel. Et c'est grace a cet homme chauve et rondouillard dont on brulait les livres que nous vivions dans le relatif confort d'un orphelinat et non pas derriere les barbeles d'une colonie de reeducation.

Je comprenais tout cela tres confusement, a l'epoque. Un pressentiment, une angoisse vague partagee avec les autres. Et aussi une sorte de soulagement: ce n'etait pas mon air amoureux qui provoquait l'agressivite des autres. Tout simplement notre petit monde commencait a s'ecrouler et l'un des premiers eclats venait de me frapper au visage.

Un roman pourrait imaginer maintes nuances a cette journee, de la douleur de cette journee, inventer des

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