jours qui l'ont precedee et suivie. Mon souvenir n'en a garde que la silhouette d'un adolescent, debout contre le mur, le nez pointe vers le haut et pince entre le pouce et l'index. Les petites fenetres sales des toilettes donnent sur une rangee d'arbres nus, la boucle d'une riviere, un chemin boueux. L'adolescent sourit. Il vient de penser que s'il n'avait eu qu'un simple saignement, il aurait pu se presenter a l'infirmerie, entrer, demander a etre soigne… Comme dans la scene mille fois revee. Mais son nez est hideusement tumefie (l'exhiber devant la femme a la blouse blanche? Jamais!). Une autre fois, peut-etre. Le sang, la douleur lui semblent soudain merveilleusement lies a la promesse d'amour. Il desserre la pince de ses doigts, s'essuie le visage, tend l'oreille. Derriere la porte, le silence d'un long couloir vide. La-bas, reunis par classes, ces jeunes qui peuvent encore vivre dans leurs mensonges heroiques. Lui vient de perdre le droit de rever. La verite a le gout du sang qu'il recrache dans le lavabo et la beaute poignante des premiers flocons qu'il apercoit soudain derriere la vitre. La perfection blanche et stellaire avalee par la boue grasse des ornieres.

***

Dans la fragile verite du souvenir, il y a aussi cette soiree d'automne, cette piece eclairee par une vieille lampe de table a l'abat-jour bleu-vert, cette femme aux cheveux argentes qui recoud les boutons de ma chemise, nos deux tasses de the, un livre a la couverture cartonnee, aux coins de cuir uses, dans lequel je viens de lire une phrase dont je me souviendrai encore (je ne le sais pas pour l'instant) trente ans apres: «Ainsi mourut pour les trois fleurs de lis, sur les bords de la Meuse, et quasi aussi gueux d'argent que lorsqu'il s'en etait venu tout jeune a Paris, l'un des plus purs et des plus beaux soldats de la vieille France…»

La femme se leve, me verse du the chaud, ajoute une buche dans le petit poele en fer a l'angle de la piece. Je relis la phrase, je la connais deja presque par c?ur. Penser a ce guerrier d'antan rend moins douloureuse la moquerie qui inlassablement me brule de son acide: «Ton pere abattu comme un chien…»

Tout serait different dans une histoire imaginee. Marque d'un inutile exotisme: cette maison aux murs recouverts de lattes noires, d'un aspect lugubre a la nuit tombante, une piece perdue dans l'entassement des appartements et l'obscurite des escaliers, une femme aux origines mysterieuses, ce vieux livre francais…

Pourtant, je ne trouvais rien d'insolite a cette soiree de novembre. J'etais venu comme chaque samedi soir en quittant l'orphelinat pour passer vingt-quatre heures chez Alexandra: la chance de ceux d'entre nous qui avaient quelque tante improbable prete a les accueillir. Pour moi c'etait cette femme qui avait jadis connu mes parents. Une etrangere? Certes, mais ses origines s'etaient depuis longtemps estompees sous la duree et la durete de sa vie russe, sous les ruines de la guerre d'ou les survivants sortaient coupes de leur passe, de leurs proches, d'eux-memes tels qu'ils avaient ete avant. Et puis, dans cette grande maison en bois, vivait aussi une famille d'Allemands de la Volga, une Coreenne hors d'age (victime d'un de ces deplacements de populations dont Staline avait la manie) et dans une longue piece etroite du rez-de-chaussee, un Tatar de Crimee, Youssouf, le menuisier, qui un jour avait dit a celle qui m'accueillait, a cette femme nee pres de Paris: «Tu sais, Choura, vous autres, les Russes…» Le prenom francais avait aussi subi une lente russification, devenant d'abord Choura, puis glissant vers le diminutif affectueux de Sacha, enfin revenant au nom plein d'Alexandra qui n'avait rien a voir avec son vrai prenom.

Seuls ces livres qu'elle m'avait peu a peu appris a lire trahissaient encore son indiscernable francite. «Ainsi mourut pour les trois fleurs de lis…»

La maniere romanesque d'evoquer cet apprentissage enchainerait sans doute des surprises juveniles pour raconter une education francaise. Mais en realite, le plus surprenant etait le naturel avec lequel, en arrivant dans la grande maison en bois, je montais ses escaliers sombres, poussais la porte d'Alexandra, posais mon sac sur une chaise. Je connaissais vaguement l'histoire de la maison: un certain Venedikt Samoi-lov faisant, avant la Revolution, le commerce de la laine avec l'Asie centrale avait construit ce qui etait au debut du siecle un petit manoir de bois clair, en fut expulse, disparut en laissant une riche bibliotheque vite decimee par des poeles voraces que les nouveaux habitants installaient dans des pieces de plus en plus delabrees. Pendant la guerre, la maison situee dans une bourgade proche de Stalingrad avait ete incendiee par une bombe, avait perdu l'une de ses ailes et exhibait encore du temps de mon enfance un large pan de mur carbonise.

La verite de la memoire oblige a reconnaitre que je ne m'etonnais ni de ces rondins noircis, ni de l'extreme pauvrete des logements. Je ne remarquais pas non plus leur exotisme de caravanserail. Je montais l'escalier, humant avec plaisir des odeurs que seule la vie de famille peut produire, un melange de cuisine et de lessive, je croisais les habitants, content de me sentir leur egal, car libere de mon existence embrigadee, j'entrais chez Alexandra (le gout du bon the etait perceptible deja dans l'obscurite glacee de l'escalier) et j'avais l'impression de rentrer definitivement, de revenir dans une maison qui m'attendait et que je n'aurais pas a quitter le lendemain. J'etais enfin chez moi.

Depuis, dans ma vie d'adulte, je n'ai jamais pu retrouver la meme sensation de permanence…

Durant ces visites, j'avais certainement recu une education francaise. Mais une education sans systeme, sans premeditation. Un livre laisse ouvert sur le coin d'une table, un mot russe dont Alexandra me revelait le passe francais…

Le sentiment d'etre enfin chez moi se melait imperceptiblement a cette langue etrangere que j'apprenais. L'alliage devenait si intense que, bien des annees plus tard, le francais evoquerait toujours pour moi un lieu et un temps semblables a l'atmosphere d'une maison d'enfance que je n'avais jamais connue.

Elle avait commence a m'apprendre sa langue car, dans le denuement de notre vie d'alors, c'etait la derniere richesse qui lui restait et qu'elle pouvait partager. Une soiree, de temps a autre, me donnant l'illusion d'une vie en famille, et cette langue. Il y avait eu probablement le premier declic, un mot, un recit, l'eveil d'une curiosite, je ne m'en souviens plus. Je me rappelle cependant tres bien le jour ou j'avais penetre dans une petite piece coupee du reste de la maison par l'incendie du printemps 1942. Depuis vingt ans, ce reduit sous les toits demeurait inaccessible, condamne par les grosses planches que les habitants avaient clouees a la place du mur eventre. La porte de cette cham-brette s'ouvrait sur le dehors, sur le vide a l'endroit de l'aile effondree. Pour l'atteindre, j'etais passe par la fenetre du palier. L'acrobatie n'etait pas sans risque puisque je devais m'accrocher a l'eclat d'une poutre, poser mon pied sur la plinthe d'un plancher disparu et, me collant de tout mon corps au bois calcine, attraper la poignee. A l'interieur, j'avais decouvert les restes de la bibliotheque de Samoilov, des piles de livres abimes par le feu, l'age et les pluies. Des livres etrangers surtout, inutiles pour les habitants et sauves des poeles grace a l'isolement de cette piece. J'en avais rapporte quelques-uns de mon expedition perilleuse. Alexandra m'avait gronde (j'avais a peine sept ans), puis m'avait montre ses livres a elle. Provenaient-ils aussi de la bibliotheque devastee ou d'un passe plus lointain? Je ne sais pas. Seul cet instant me revient aujourd'hui: je m'aplatis contre les rondins noirs, je tends la main vers la poignee et, soudain, je vois mon reflet dans un miroir au cadre d'etain accroche au mur, je comprends que le vide au bord duquel je glisse a ete autrefois une piece habitee, j'ai le temps de fixer mon visage, une seconde de ma vie, l'extreme singularite de cette seconde, le ciel ou plane une neige tres lente, presque immobile.

Mon education francaise ressemblait a l'effort d'un paleontologue qui reconstitue un monde evanoui a partir d'un ossement. L'enfermement dans lequel vivait alors notre pays faisait de l'univers francais un paysage aussi mysterieux que celui du cretace ou du carbonifere. Chaque roman sur les rayonnages d'Alexandra devenait le vestige d'une civilisation disparue, voire extraterrestre, un fossile, une goutte d'ambre avec, en guise d'insecte emprisonne, un personnage, une francaise, un ville quartier de Paris.

Dans les annees qui suivirent, Alexandra me fit lire des classiques, mais c'est grace a la petite piece condamnee que mon impression d'explorer fut la plus vive. J'y retrouvai beaucoup de livres francais, certains ronges par l'humidite et devenus illisibles, quelques-uns imprimes dans l'orthographe ancienne avec ce «oit» de l'imparfait qui m'avait au debut deroute. Dans l'un de ces volumes abandonnes je decouvris une anecdote qui me marqua (j'ai longtemps ete honteux de l'avouer) plus que certains romanciers de renom. Il s'agissait de l'actrice Madeleine Bro-hant, celebre en son temps, mais qui vivait ses dernieres annees dans une grande gene, logeant au quatrieme etage d'un immeuble vetuste de la rue de Rivoli. L'un des rares amis qui lui restaient fideles se plaignit un jour, en soufflant, de la fatigante ascension. «Mais mon cher, repondit la comedienne, je n'ai plus que cet escalier pour faire encore palpiter les c?urs!» Les alexandrins les plus brillants, les romans les plus ingenieux ne

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