des uns et au chuchotement ricaneur des autres. Bien, parce que la banalite de cette voix permettait de l'oublier, d'oublier cette grande femme a la carrure anguleuse, d'oublier cette classe, de penetrer dans l'univers nocturne des strophes, de se retrouver sur cette ile perdue au milieu d'un ocean, pres d'une pierre tombale s'ouvrant une fois par an, a minuit, le jour anniversaire de l'Empereur. Le defunt se leve et monte sur le pont du Hollandais volant qui s'elance vers «la France aimee ou il a laisse la gloire, le trone, son fils heritier et sa garde fidele». Il debarque en pleine nuit et reveille la cote deserte par un appel puissant qui resonne jusqu'au plus profond du pays. Mais la patrie y reste sourde: «Les grenadiers moustachus dorment dans la plaine ou ruisselle l'Elbe, sous la neige de la froide Russie, dans les sables brulants des pyramides.» Il convoque alors ses marechaux: «Ney! Lannes! Murat…» Personne ne vient a lui. «Les uns sont tombes au champ d'honneur, d'autres l'ont trahi en monnayant leur epee.» Dans un cri desespere il appelle son fils, mais, en reponse, entend le silence mortuaire du vide. L'aube le force a quitter sa patrie. Il monte sur le navire et le Hollandais volant le porte vers son ile lointaine.

Je n'avais jamais eprouve auparavant une telle liberte face au reel. J'avais envie de rire tant la beaute de ce voyage nocturne rendait insignifiant le monde soi-disant reel qui m'entourait: les murs de cette classe decores de bandes de calicot rouge avec des citations de Lenine et du dernier congres du Parti, le batiment de l'orphelinat, les cheminees d'une gigantesque usine derriere la riviere prise par les glaces. L'homme dresse sur le pont du Hollandais volant, cette silhouette a bicorne, n'avait rien a voir avec Bonaparte dont nos livres d'histoire nous apprenaient l'aventure, ni avec le «personnage litteraire» analyse par notre professeur, ni avec ce petit gros aux jambes ecartees que depeignait l'illustration. L'exile revenu sur les cotes bretonnes et lancant des appels a ses marechaux etait une realite devinee par le poete, plus vraie que l'Histoire elle-meme. Plus credible car belle.

Je savais que le voyageur du Hollandais appartenait au pays des quatre gentilshommes de la Guienne, qu'il pouvait, comme eux, l'embrasser d'un seul regard, des forets de l'est aux dunes de l'ocean. Quand, a la fin du cours, claquerent les tablettes a gonds de nos vieux pupitres, je me dis qu'il serait peut-etre possible de ne jamais quitter, dans ma pensee, ce pays reve.

J'aurais du, selon la logique de ma quete adolescente, m'enfoncer dans une solitude de plus en plus dedaigneuse et farouche, adopter la posture du jeune roi en exil. Un etre dechire entre son reve francais et la realite. Une logique romanesque et romantique. Tout se passa autrement. C'est la realite qui soudain fit un coup de theatre.

D'abord une simple rumeur, tellement invraisemblable que, pendant les vacances du Nouvel An, nous en parlions comme d'une blague farfelue. Nos vacances d'ailleurs ne ressemblaient pas a celles des ecoliers normaux. On nous envoyait nettoyer les voies de chemin de fer souvent bloquees par les tempetes de neige ou bien, de temps en temps, nous etions alignes, en une haie d'honneur, a l'occasion d'une visite officielle. Le passe glorieux de notre ville attirait des delegations etrangeres. Bordant le perimetre d'un monument aux morts, nous representions «la jeunesse sovietique recueillie dans le souvenir immarcescible de la guerre». C'est surtout durant les vacances qu'on avait recours a nous car les enfants normaux etaient, a ces moments-la, difficiles a mobiliser. Ou encore lorsqu'il faisait particulierement froid, les parents refusant d'exposer leurs petits aux rafales par moins vingt-cinq.

Il faisait justement tres froid en ce mois de decembre. Nos rangs, malgre le garde-a-vous impose, dansotaient, la semelle des vieilles chaussures battant la glace et, pour se rechauffer le c?ur, en attendant le passage d'un cortege officiel, nous commentions cette rumeur stupide. Quel farceur avait pu la lancer?

A la reprise des cours, la nouvelle tomba: la rumeur n'etait pas fausse, des la rentree prochaine l'orphelinat fermerait.

Dans les mois suivants, nous apprimes les details: les eleves allaient etre diriges vers des internats ordinaires, les plus ages vers des etablissements techniques et des usines, peut-etre meme dans des villes eloignees. Nous n'y crumes vraiment qu'en juin, lorsque, apres la fin des cours, on nous ordonna de trainer a la chaufferie nos vieux pupitres. Mais jusqu'a ce jour-la, nous gardions l'espoir qu'il s'agissait d'une fausse alerte. Et pourtant chacun a sa maniere se preparait au depart.

L'orphelinat, l'equivalent de la prison ou avaient disparu nos peres, changea soudain de nature, nous revelant son cote hospitalier, familial presque. La vie des autres dont nous avions toujours envie la liberte nous angoissait a present. Nous etions comme ce detenu qui acheve une longue peine, compte les heures et en meme temps redoute la sortie, et souvent, juste avant le grand jour, s'evade, se fait prendre et se retrouve devant un nouveau decompte de jours a rayer.

En apparence, notre quotidien resta le meme. Le changement le plus sensible fut une sorte de solidarite qui s'imposa toute seule, effacant les anciennes castes des faibles et des forts. La force, hostile, inconnue, etait desormais a l'exterieur de nos murs.

Un samedi soir, en janvier, je montai dans la piece condamnee ou j'avais presque termine le tri des livres. Dans la penombre, leurs mondes s'eveillerent, leurs paroles resonnerent, assourdies, a mes oreilles. Sur une caisse etait posee la lame du futur poignard Misericordia… Du palier, Alexandra m'appela. Je jetai un dernier coup d'?il autour de moi en pensant qu'il me faudrait bientot quitter ces livres pour longtemps, pour toujours peut-etre, et qu'il faudrait essayer d'emporter en moi le pays ne sur leurs pages.

III

Cet hiver marqua un hiatus entre deux generations, le fameux «vingt ans apres» qui, trop vague pour les historiens, cadence pourtant la chronologie des pays. La fin de la guerre avait deja vingt ans d'age. Une generation avait eu le temps de naitre, de grandir et de faire naitre. Tout cela sans guerre. Le lien de sang avec elle le distendait, l'heredite du souvenir se rompait, les morts se figeaient definitivement dans le bronze. On eleva une foret de monuments, precisement a partir de ces annees-la, dans notre ville, d'immenses memoriaux en beton celebrant la bataille de Stalingrad, des statues cyclopeennes, on alluma des «feux etemels». Et l'on ferma notre orphelinat, considerant que la quarantaine avait assez dure, que nous avions expie le passe de nos peres et qu'il serait a present ideologiquement plus judicieux de nous disperser, tels les eclats de ce passe, dans la population saine.

Les derniers mois avant le depart furent remplis a parts egales d'exaltation et d'inquietude. Nous savions que le mythe des peres-heros ne pourrait que faire sourire les gens parmi lesquels nous allions vivre. Nous venions non seulement d'un lieu etrange, mais d'une autre epoque, du temps ou les statues bougeaient et parlaient encore, chaudes du sang qui coulait sous le bronze. Il nous fallait, nous le comprenions tous, apprendre a rattraper le temps, a gagner notre place dans la realite des autres. Apprendre a oublier.

Il me reste de ces mois quelques brefs fragments, rapides prises de vue de la memoire, apparemment accidentelles mais sans lesquelles je serais certainement devenu autre. Cet apres-midi de janvier, notamment, un froid cinglant qui nous oblige a rompre l'immobilite exigee et a nous frotter le nez, les levres devenues insensibles. Le cortege que nous attendons sur une grande avenue de la ville tarde. Tout le monde sautille pour ne pas se transformer en une colonne de glace: les miliciens postes a quelques metres d'intervalle, nous derriere eua, d'autres representants des «masses travailleuses». D'apres la rumeur qui circule, il s'agirait d'un personnage tres important, de Brejnev lui-meme, murmure-t-on autour de nous. Notre curiosite est attisee par le desir de deviner dans quelle voiture du cortege ce personnage voyagera. Pas celle de tete, ca, nous en sommes surs. La deuxieme, la troisieme? Un secret d'Etat. Nous nous sentons investis d'une mission. Mais le cortege n'est toujours pas la. Nos pieds semblent sonner comme des glacons. Par depit, un eleve chuchote une histoire drole. Transmise dans la buee d'un souffle, elle rechauffe nos oreilles. L'attentat contre Brejnev, le tireur vise mal, il est arrete, interroge: «Qu'est-ce qui vous a empeche de viser juste? – La foule. Chacun voulait tirer le premier.» Le rire degele les levres. Les miliciens se retournent. Un surveillant surgit derriere nous, distribue de rapides claques… Le cortege deferle a une vitesse telle qu'il est impossible de fixer les vitres dans cette coulee noire de limousines. Nos mains s'agitent trop tard, saluant les motards qui ferment la course. Ils ont des casques blanchis de givre et des visages rubiconds… Les «masses travailleuses» rompent les rangs et s'egaillent, pressees de rentrer et de boire chaud. Mais notre mission n'est pas terminee. Embarques dans un car, nous sommes amenes au pied d'un memorial tout

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