meme comme un scarabee pour eviter des coups a la tete.

Je remarquai Village pendant une seconde de repit quand, un tesson a la main, je pus tenir en respect mon adversaire, hors d'haleine comme moi. Village remontait de la riviere, attire sans doute par nos rales. Je le vis jeter ses lignes, ramasser un gros caillou, se precipiter vers nous. Je le reverrais quelques minutes apres (j'eus le temps de recracher un eclat de dent). L'assaut des voyous venait inexplicablement de flechir, ils reculaient, l'un d'eux, en leur donnant des tapes dans le dos, les incitait a partir. Enfin, ils coururent a travers un terrain vague, nous laissant cette victoire inesperee. Nous riions, essuyions le sang, commentions les meilleurs coups… Soudain, nous entendimes cette voix. Nous vimes Village assis, les bras abandonnes sur le sol, le regard fige et, nous sembla-t-il, etonne. Il ne gemissait pas, mais de ses levres sortait un bafouillis mouille comme eut fait un nourrisson. Quelqu'un toucha son epaule. Village bascula doucement en arriere. Nous l'entourames, accroupis, genes par ce regard fixe, palpames maladroitement sa poitrine, sa tete… Tous ces feras qui l'agripperent paraissaient vouloir le retenir sur un bord glissant. L'un de nous eut encore le temps de plaisanter en parlant d'un verre de vodka, mais deja sous la chemise deboutonnee on voyait une fine coulee de sang et l'eclat gris d'une lame – celle d'un «couteau finnois» qui s'etait cassee a la garde.

De notre course effrenee vers l'orphelinat et des minutes qui suivirent, je ne me rappelle que ce tambourinement desespere contre la porte de l'infirmerie: nous avions oublie que c'etait dimanche.

Je vecus les jours suivants dans la hantise d'un geste, d'une pensee que cette mort attendait de moi et que je ne parvenais pas a trouver. Un geste marquant, grave. Mais tout ce qui arrivait me blessait par son insignifiance. Le lendemain, comme si de rien n'etait, a neuf heures precises, l'infirmiere ouvrit la porte de son cabinet. Deux jours plus tard, on nous ordonna de retirer des salles de classe nos vieux pupitres et personne ne remarqua, parmi ces tablettes recouvertes de dessins et d'inscriptions, celle de Village. Insignifiant aussi etait ce febrile calcul des hasards: si j'avais eu l'idee d'apporter ce jour-la le poignard Misericordia, alors, peut-etre… Je savais pourtant qu'un coup de barre de fer aurait casse comme du verre cette lame effilee.

Je sus me liberer de ce verbiage du remords quand un soir, au debut de juin, je me souvins du petit radeau que Village avait lance dans une navigation nocturne. Il me sembla soudain qu'a etait tres important d'imaginer cette minuscule embarcation chargee de quelques fumerons, de ne pas interrompre dans le souvenir sa lente progression vers la Caspienne. Croire qu'il flottait toujours.

Au moment de l'enterrement, nous avions tous note qu'il n'y avait personne a prevenir de la mort de Village. L'idee n'etait pas neuve pour nous, mais son cote absolu, cosmique nous frappait: sur ce globe terrestre, personne! Les paroles du pretre entendues l'hiver precedent s'eveillerent alors en moi: «… ceux pour qui personne ne prie». J'imaginai de nouveau le petit radeau, le rougeoiement de la braise s'eloignant dans la nuit, sous l'immense ciel de la Volga.

IV

Le ciel blanc de chaleur, la lethargie eternelle des steppes, un oiseau agitant les ailes sans pouvoir avancer dans ce vide trop dense. Nous progressions comme lui, n'ayant d'autre repere que le lointain des plaines et l'horizon fluidifie sous la coulee de l'air surchauffe. L'enorme excavatrice qui nous precedait eventrait l'ecorce terrestre avec sa roue a godets, tracant une ligne droite, interminable. Couverts de poussiere, assourdis par le rugissement de la machine et le grincement des pierres concassees, nous trainions de longues dosses de pin avec lesquelles les ouvriers consolidaient les parois de ce futur canal d'irrigation. Comme dans le fol espoir de retenir, par ce coffrage ephemere, le deferlement statique de l'infini… Le soir, la fatigue se mesurait au gresillement d'une abeille qui se debat- tait contre les murs de la baraque et qu'on n'avait plus la force de chasser. Il aurait fallu se lever, enjamber les corps serres sur les bat-flanc, secouer une chemise, diriger l'insecte vers la porte… Mais on dormait deja et son bourdonnement devenait le tout premier songe.

Se fondre dans ce desert de lumiere etait le meilleur oubli, le meilleur deuil, le meilleur oubli du deuil. Nous parlions beaucoup moins que les annees precedentes ou nous voyions encore dans ce bagne estival un purgatoire prometteur. A present nous savions que l'avenir ne serait pas tres different de notre marche quotidienne derriere la machine eventreuse, du trace absurdement tetu de cette faille dont il fallait inlassablement raffermir les parois.

Un jour, l'excavatrice se mit a rejeter, avec des pelletees de terre, des restes humains, des cranes, des bottes de soldats, des casques de la derniere guerre. Une autre fois, ce furent des ossements bien plus anciens, des heaumes, des epees brunies par la rouille… Un millenaire separait peut-etre ces guerriers. Mille ans de sommeil. Dix siecles de neant. Lorsque, le lendemain, la machine s'eloigna des sepultures derangees, nous vimes les archeologues qui arrivaient sur les lieux. Une poignee de points noirs perdus dans le vide ensoleille de la plaine.

Comme les etes precedents, nos travaux etaient parfois interrompus: on nous deguisait de chemisettes blanches et de pantalons propres et on nous emmenait faire de la figuration sur de vastes esplanades ou d'importants visiteurs prononcaient des discours devant des steles commemoratives et des obelisques en beton. Ainsi, eumes-nous un jour le privilege de voir, de loin comme toujours, ce dirigeant nord-coreen. Il lisait longuement dans une liasse de feuilles que le souffle chaud, tres puissant ce jour-la, risquait a tout moment de lui arracher. L'homme, chetif et legerement voute, luttait contre leur faseyement comme un marin qui n'arrive pas a dompter une voile… Il y eut aussi cet homme d'Etat africain qui decida de s'exprimer en russe et parla tres lentement, en detachant les syllabes, en se trompant d'accent. La fleche du memorial etait d'une blancheur verdatre sur fond de ciel noir, lourd d'orage. Le grondement paresseux du tonnerre derriere le fleuve ressemblait a l'etranglement d'un rire qu'on eut voulu reprimer. Mais nous ne bronchions pas: les photographes avaient besoin de nos rangs immobiles et des visages tournes tous dans la meme direction… Des annees plus tard, quand il m'arriverait de croiser mes anciens camarades, nous regretterions de ne pas avoir ete plus attentifs aux personnages invites. Avec 1e temps, on aurait pu les reconnaitre, encore presents dans la vie politique ou passes sur les pages des livres d'histoire. Mais a l'epoque, nous n'attendions que le moment ou notre patience serait recompensee par une baignade dans la Volga. Cet ete-la, meme ces bains ne provoquaient plus l'enthousiasme hurleur d'autrefois.

La vitre de l'etroit vasistas dans notre baraque etait cassee et chaque soir, avant de nous endormir, nous voyions un beau spectre solaire ne dans la brisure, une longue queue de paon inondant soudain, pour quelques minutes, l'interieur encombre de notre logis, glissant vers les clous ou pendaient nos vetements couverts de terre. Un soir, cet arc-en-ciel ne se forma pas. Nous etions a la fin de juin, l'angle des rayons avait change. Personne n'en parla mais je vis des coups d'?il qui revenaient souvent a notre «vestiaire», reste sombre. Dans l'oubli total du temps, l'oubli salutaire que la steppe nous offrait, nous nous rappelames soudain que c'etait notre dernier ete vecu en commun.

Le lendemain matin, tout pres du trace du canal, nous decouvrimes cette croix de bois avec un casque suspendu a l'une de ses branches. Nous l'entourames, intrigues par l'anonymat et la solitude de cette tombe au milieu de l'immensite des plaines aveuglees par le soleil. Nous etions habitues a voir des montagnes de beton celebrant la mort, des inscriptions dorees, des effigies de heros. Ici, ces deux branches de bouleau, a l'ecorce fendillee, un tertre depuis longtemps aplani par les vents. Etrangement, la vue de cette tombe ne degageait aucune angoisse, n'invitait a partager aucune peine. Il y avait meme quelque chose de leger, d'aerien, de presque insouciant dans cette croix. Sa presence a cet endroit (pourquoi la et non pas a trois cents kilometres au nord ou au sud?), le hasard humain de cette presence semblait indiquer que l'essentiel se passait ailleurs que sous ce rectangle de terre…

De l'autre cote du canal, un surveillant nous appela: «Vite, on part! Une ceremonie…» C'etait la formule consacree pour notre figuration.

Elle s'engagea mal cette fois-ci. Nous mimes cinq heures pour arriver sur les lieux et, deguises en bons et braves pionniers aux foulards rouges, commencames a attendre, enfermes dans le bus, sur le bas-cote d'une route. Visiblement, on ne savait pas trop si on allait avoir besoin de nous ou non. Autrefois, nous aurions ourdi une revolte, aurions exige du pain, simule une crise de diarrhee collective. Ce jour-la, chacun restait en tete a tete

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