dissimule derriere le rouleau de fumee, puis reapparait, evite de justesse une locomotive, continue son excursion. «Un espion allemand…», se dit Alexandra, se rappelant les innombrables affiches qui invitent a demasquer ces ennemis qu'on parachute, semble-t-il en masse, a l'arriere. L'homme, la main en visiere, observe le vol rapide d'un chasseur au-dessus des flammes, puis se dirige vers le poste d'aiguillage. Non, trop maladroit pour un espion. Celui-la va finir par passer sous les roues d'une draisine ou de ce train qui surgit en dechirant la fumee. Alexandra se met a courir vers l'homme, lui faisant signe de s'ecarter, essaye de couvrir de son cri le grincement des rails. Elle le rattrape, le pousse, ils trebuchent tous les deux, fouettes par le souffle du train. Les mots qu'elle lui jette sifflent aussi comme des fouets. Des mots reches, grossiers qui font de sa voix une voix d'homme. Elle sait que ses paroles sont laides, qu'elle-meme doit etre tres laide aux yeux de ce vacancier egare, mais ce degout lui est necessaire, elle cherche cette douleur et ce mal sans issue. Le promeneur plisse les yeux, comme dans un effort de comprehension, un sourire aux levres. Il repond, explique calmement, avec une politesse incongrue, d'un autre age. Il parle correctement, mais cette correction justement se remarque. «Il a un accent», se dit-elle et soudain, abasourdie, incredule, elle croit deviner quel est cet accent.
Ils ont encore le temps d'echanger quelques mots en russe mais deja la reconnaissance se fait, plutot une rapide serie de reconnaissances: le timbre de la voix, la mimique, un geste qui serait autre chez un Russe. Ils se mettent a parler francais et c'est elle a present qui a l'impression de parler avec un accent. Apres vingt ans de silence dans cette langue.
Le meme enfer les entoure, le meme labyrinthe mobile de convois, le meme grincement d'acier qui broie sur les rails le moindre grain de silence, les memes helices qui, au-dessus de leurs tetes, lacerent le ciel, et cette fumee qui fait passer sur leurs visages l'ombre des jours inconnus. Ils ne remarquent rien de tout cela. Quand le bruit efface la voix, ils devinent les paroles dans le seul mouvement des levres. Il sait qu'elle est infirmiere mais que, blessee il y a trois semaines, elle a ete envoyee a ce poste d'aiguillage. Elle sait qu'a la gare de Stalingrad il s'est trompe de direction et ne parvient pas a rejoindre l'escadrille a laquelle il est affecte. Pourtant, plus que le sens c'est, pour l'instant, la sonorite des mots qui importe, la simple possibilite de les reconnaitre, d'entendre vivants ces mots francais. De dire le nom de cette ville, pres de Paris, ou elle est nee, une autre, pres de Roubaix, sa ville a lui. Des noms qui sonnent comme des mots de passe.
Ils garderont la sensation de ne pas s'etre quittes. A trois heures du matin ils parleront toujours, assis dans une piece sans lumiere, devant leur the froid. A un moment, ils s'apercevront que la nuit a pali et que cette naissance du jour est venue a travers le mur eventre. Ils s'etaient bien sur quittes apres leur rencontre au milieu des voies: il allait continuer sa recherche, elle allait courir vers la draisine des pompiers. Ils avaient eu juste le temps de se donner ce rendez-vous tres tard dans la soiree. Mais pour eux, existe desormais un temps different, ininterrompu, invisible aux autres, fragile comme cette paleur qui glisse par l'embrasure du mur, comme la fraicheur d'un merisier sous la fenetre ouverte.
Ils n'auraient pas du dire ce qu'ils se sont dit, lui parlant de son escadrille (secret defense!), elle avouant sa crainte (defaitisme!): «Si les Allemands traversent la Volga, la guerre est perdue…» Mais ils ont parle en francais, avec le sentiment d'user d'une langue codee, faite pour les confidences et qui les eloignait des rails noyes dans la fumee.
Elle mesure cet eloignement surtout a present, vers trois heures du matin. La premiere paleur du ciel, la senteur du merisier, un souffle frais venant de la Volga. Le visage de l'homme en face d'elle, ce the tres fort dans leurs tasses, le the qu'il a apporte et dont elle avait oublie depuis longtemps la saveur. Meme les instants de silence entre eux sont differents du silence qu'elle entend d'habitude. Pourtant l'enfer est tout proche, a quelques centaines de traverses de cette maison. Des cinq heures, elle y plongera. L'homme ira rejoindre sa compagnie. Elle l'entend raconter les derniers jours avant la guerre, en aout 1939, qu'il a passes a Paris. Il sortait du cinema (il venait de voir
Il n'y a aucune suite dans ce qu'ils se confient. Ils ont trop d'annees, trop de visages a evoquer. Dans l'obscurite, elle a moins de peine a lui parler de la douleur qu'elle porte en elle et qui l'etouffait hier, quand ils se sont rencontres. Elle avait connu la meme detresse il y a sept ans. Son mari («mon mari russe…», precise-t-elle) venait d'etre arrete et fusille apres un proces long de vingt minutes. Elle avait alors desire la mort, y avait pense avec une sorte de gratitude, avait imagine aussi une autre solution: fuir la ville siberienne ou on l'avait exilee, faire l'impossible, rejoindre la France. Cette pensee l'avait retenue en vie. Elle avait traque la moindre nouvelle venant de Paris. Un jour, elle etait tombee sur ce recueil de textes: une dizaine d'ecrivains francais traduits en russe. Le premier s'intitulait: «Staline, l'homme a travers lequel on voit le monde nouveau». Puis ce poeme qui avait pour titre «Hymne a la Guepeou». Les vers celebraient la police secrete qui avait tue son mari, parmi des millions d'autres… Elle avait lu le recueil jusqu'au bout, ne parvenant pas a imaginer le type humain de ces Francais-la, a imaginer leur regard qui choisissait cet aveuglement ignoble, leurs bouches qui osaient ces paroles.
Elle dit a Jacques Dorme qu'a present cette idee d'atteindre la France lui parait encore plus invraisemblable. Non pas a cause des poetes francais qui chantent la Guepeou, mais a cause de la guerre, la meme de la Volga a la Seine. A cause des convois de blesses qu'il faut envoyer a l'arriere.
Il parle de la maison ou il a passe son enfance et sa jeunesse, des unites allemandes qui traversent a present la rue devant les fenetres du salon. Sur le mur de cette piece, il y a une photo de son pere, tres jeune encore, qui etait parti a la guerre, a l'autre guerre, «la Grande», et en etait revenu vieux, pour attendre la mort en 1925. Il ne sait pas si le souvenir qui lui reste de son pere est lie uniquement a ce portrait ou aux quelques secondes pendant lesquelles un enfant de trois ans voit, sur les marches du perron, un homme portant un sac a l'epaule, puis la silhouette de cet homme qui s'eloigne dans la rue et disparait.
Le soir, ils se reverront, toujours avec la meme impression de ne pas s'etre quittes un instant.
«Je ne pretends a rien, je suis»…
Quand, de longues annees apres, je penserais a Jacques Dorme, ce seraient ces paroles qui evoqueraient le mieux, pour moi, sa nature d'homme, le credo informule de cet aviateur, de cet inconnu surgi derriere la fumee d'un convoi en flammes. Ces paroles prononcees par un roi de France.
Adolescent, j'ai voulu voir en lui un brillant heros et dans sa vie, une serie d'exploits. Une habitude laissee sans doute par nos reveries enfantines a l'orphelinat. Or, des le debut du recit que me faisait Alexandra, cet elan de grandiloquence s'est tu devant la simplicite de ce que j'entendais. Une vie qui ne se souciait pas d'etre sculptee en destin, qui prenait du retard sur les evenements et, parfois, restait meme immobile, comme durant ces nuits, dans une chambre dont l'un des murs, defonce, s'ouvrait sur le ciel et laissait entrer l'onde amere d'un merisier. Loin du temps des hommes.
Il debarqua trop tard en Espagne (mon desir de le voir a la tete d'une brigade internationale serait vain). En janvier 1939, deux mois avant la chute de Madrid. Avait-il espere se battre contre l'aviation franquiste et les chasseurs allemands, conduire un Dewoitine ou un Potez qu'il avait pilotes en France? La realite, en tout cas, fut autre. Il ne se battit pas, mais emmena les debris des batailles perdues: des armes, des blesses, des morts. Et il vola non pas sur un fringant avion de chasse mais sur un lourd trimoteur de transport Junkers 52, pris aux nazis.
Il avait certainement reve de combats aeriens et de petites etoiles marquees sur le flanc du cockpit, decompte des victoires. La souffrance des foules en deroute, cette ingenieuse multiplicite de souffrances qu'invente la guerre, lui donna une idee plus humble de son travail de pilote: deplacer les gens de l'endroit ou l'on souffrait beaucoup vers un lieu ou l'on souffrirait moins.
Il finit meme par se reconcilier avec son avion boche. Au debut, il se persuadait que bien le connaitre pouvait etre utile pour savoir, en cas de guerre avec l'Allemagne, mieux abattre les appareils de ce modele. Plus tard, la fidelite patiente de la machine rechauffa leurs rapports d'une amitie presque humaine, bougonne et indulgente dans les moments difficiles. «Je 1'ai reeduque…», disait-il aux pilotes russes qu'il croisait souvent et qui lui avaient appris quelques bribes de leur langue. Il ne pouvait pas encore deviner l'importance que prendraient, un jour, ces deux details somme toute insignifiants: la connaissance de ce vieux Junkers et la capacite de dire une dizaine de phrases en russe.
Il apprit aussi que les souvenirs de guerre guettaient surtout a l'oree du sommeil ou ils tissaient, pour un