avec ses pensees, certains essayant de dormir, d'autres se refugiant dans le souvenir d'une journee, d'un sourire. Les surveillants paraissaient plus inquiets que d'habitude. Pourtant, d'apres les rumeurs, il ne s'agissait que de la visite d'un general. Nous qui avions vu des marechaux et meme un cosmonaute…
Un officiel en complet noir monta soudain sur le marchepied du bus et poussa une sorte de cri chuchote: «Vite! Descendez, ils arrivent. Vite, tous en rang!» Il avait un visage rouge, l'air panique.
Au pas de course, on nous amena sur un large terrain, en haut d'une colline, qu'encadraient deja plusieurs detachements de jeunes figurants. L'un des angles de ce cadre vivant paraissait degarni, on le colmata avec nos troupes. Quand nous fumes installes, je jetai un coup d'?il derriere nous: au loin, un batiment inacheve exhibait les embrasures vides de ses fenetres. Nous etions donc la pour le cacher aux visiteurs… Il fallait maintenant, nous le savions tous d'experience, tomber le plus rapidement possible dans une torpeur qui permettrait de ne plus sentir la brulure du soleil, ni la soif, ni l'absurde longueur de la ceremonie. Se concentrer sur la forme de ce nuage qui s'allongeait doucement, tres doucement…
C'est une rapide crispation musculaire autour de moi qui me tira soudain de mon assoupissement. Nous avions, a cause de notre existence communautaire, des reflexes synchronises. Je retrouvai la vue, j'observai l'esplanade. Une foule de notables, sans doute les dirigeants de la ville, etait deja presente, tournee vers l'autre extremite de la place, la ou l'encadrement de chemisettes blanches s'interrompait, laissant une large entree. Les regards de tous mes camarades etaient fixes sur cette ouverture. Un groupe assez nombreux avancait d'un pas calme, comme cela s'etait toujours fait dans ce genre de ceremonies, il n'y avait donc rien d'extraordinaire dans cette procession…
Tout a coup je vis ce qu'il y avait d'extraordinaire.
Ma premiere impression fut la plus invraisemblable et cependant la plus exacte. «Les Lilliputiens conduisent Gulliver capture…» L'homme qui marchait au milieu du groupe depassait les autres d'au moins une tete. Ou plutot on voyait sa tete et ses epaules au-dessus du va-et-vient des visages qui l'entouraient. Je cherchai l'eclat des galons de general, une casquette a insigne comme je l'imaginais d'apres l'uniforme des generaux de notre armee. Mais le geant qui, des le premier instant, fut au centre de la ceremonie, portait un complet sombre sans aucune allusion hierarchique. Il y avait peut-etre juste dans sa demarche, dans sa facon un peu raide de poser ses pieds sur le sol, dans le port ferme de son corps, quelque chose de militaire. D'ailleurs, je constatais a mesure qu'il s'approchait que ce n'etait pas sa taille exceptionnelle qui le placait au centre mais sa maniere de modeler l'espace autour de lui.
Je voyais deja son visage dont l'expression rappelait celle d'un vieil elephant sage et desabuse, ses paupieres qui se soulevaient lentement pour laisser percer le regard d'une vivacite surprenante. Tout pres de moi, j'entendis soudain quelqu'un murmurer avec une crainte admirative: «T'as vu son nez?» Ce puissant relief fascinait dans la contree des steppes ou prevalaient les faces planes d'Asie. Mais le chuchotement enthousiaste voulait dire en fait autre chose: la venue d'un homme pareil ne pouvait pas ne pas provoquer un coup d'eclat.
Et ce coup d'eclat arriva. Du groupe des notables de la ville se detacha un homme a la physionomie banale d'un chef de kolkhoze et il marcha vers le vieux geant qui venait de s'arreter avec son entourage au milieu du terrain. Malgre notre garde-a-vous, je percus comme un leger craquement des vertebres: tous les cous se tendirent vers l'incroyable spectacle.
Car le chef du kolkhoze, ou celui qui lui ressemblait, portait, en le tenant par les ouies, un enorme esturgeon. Il donnait plutot l'impression de danser avec le monstrueux poisson dont la gueule pointait dans son visage et dont la queue essayait de s'enrouler autour de ses mollets. Le poids de la bete obligeait le danseur a rejeter son corps en arriere et a marcher d'un pas saccade comme dans un etrange tango chaloupe. Il s'approchait deja du geant. Tout le monde retint son souffle.
Encore a quelques pas de distance, une illusion d'optique se produisit. L'esturgeon se mit a retrecir, a paraitre moins long, moins lourd. Enfin quand le cadeau se retrouva entre les mains de l'hote, le corps argente du poisson sembla presque efflanque. Il fut montre a l'assistance comme un beau trophee de peche, souleve sans effort apparent. Les applaudissements saluerent la force souriante du geant. Un dirigeant venu de Moscou s'avanca alors vers le micro et se mit a parler, l'?il fixe sur les feuillets dactylographies.
Je ne voyais ni l'orateur ni la foule des notables. Je venais de deviner le vrai secret du grand vieil homme. A l'instant, apres avoir confie le poisson a l'un de ses aides, il avait profite du bruit de l'ovation et avec une adresse de prestidigitateur, tout en opinant de la tete aux paroles que sa suite lui adressait et qu'il n'ecoutait pas, il avait glisse sa main droite dans la poche de sa veste, avait sorti un mouchoir et essuye rapidement les bouts de ses doigts sans doute collants de la glu de l'esturgeon. J'etais peut-etre seul a avoir remarque son geste et ce detail recueilli m'avait donne la sensation de penetrer son mystere: sa solitude. Il etait entoure, acclame, il se pretait de bonne grace a tous ces jeux diplomatiques, il acceptait meme ce monstre gluant et savait, d'instinct, pendant combien de secondes il fallait exhiber le cadeau avant de le passer a son aide de camp. Il etait tres present. Et pourtant tres a l'ecart, dans une grande solitude songeuse.
Maintenant, il etait en train d'ecouter le discours, une oreille approchee de la bouche de l'interprete oblige de se dresser sur la pointe des pieds. Plus les paroles devenaient pompeuses, plus son visage semblait lointain. De temps en temps, sous ses paupieres epaisses, un regard brillait et, telle une balle tracante, visait l'attroupement des notables, atteignait les rangs de chemisettes blanches, frappait l'orateur. A un moment, ses yeux se poserent sur notre carre, ses sourcils s'eleverent legerement comme dans une supposition dont il eut voulu avoir la confirmation. Mais deja l'orateur pliait ses feuilles sous les applaudissements disciplines de l'assistance. Le vieux geant, d'un pas mesure, la tete inclinee dans un geste de concentration, se porta vers le micro qu'un technicien rehaussa rapidement. Il ne sortit aucune feuille et parmi le fonctionnaires du Parti il y eut alors un petit tourbillon d'anxiete: les paroles improvisees etaient par essence subversives.
Il parla. Et j'eus la certitude d'etre seul a comprendre la langue qu'il fit entendre. C'etait celle que j'avais crue morte. Le francais.
L'impression d'etre son unique auditeur n'etait pas, somme toute, fausse. Les notables etaient incapables d'ecouter les discours non ecrits. L'entourage du geant croyait savoir d'avance ce qui allait se dire. Les jeunes figurants au foulard rouge percevaient la musique, belle et puissante, parfois meme un peu rugissante de ses phrases, mais pas leur sens. Les interpretes veillaient a la syntaxe.
Il disait ce qu'il fallait dire dans une ceremonie pareille, a l'ombre pesante d'un monument en beton, sur le sol charge d'acier et de depouilles de guerriers. Mais, initie a son secret, je croyais entendre une voix silencieuse, dissimulee derriere l'ample cadence de son discours. Il parlait des milliers de heros mais la voix cachee rappelait non pas ces milliers sans nom ni visage mais celui qui gisait peut-etre sous nos pieds. Il evoquait la reconnaissance des peuples mais une amertume perceptible laissait deviner qu'il savait combien un peuple peut se montrer ingrat pour ceux qui lui font don de leur vie…
A un moment, il se produisit un bref mouvement dans sa suite. Une bouche chuchotant a un oreille, un regard consultant discretement la montre… Les diplomates venaient de s'apercevoir, sans doute, qu'on etait en retard sur le prograrnme de la visite. En orateur aguerri, le geant ignora ce derangement, tourna juste un peu la tete en direction du conciliabule, un sourcil arque comme pour dire: «Silence dans les rangs!» La vue de ces gens dans leurs costumes elegants l'agaca. Le rythme de ses paroles ne changea pas. C'est sa voix silencieuse qui me devint soudain encore plus audible, affleurant a ses levres. «Regardez-les, ces bureaucrates! Ils comptent deja le temps avant la ripaille. Et savent-ils combien de temps il fallait a une compagnie pour s'emparer de cette colline? Et combien d'hommes il fallait coucher pour la tenir? Savez-vous combien d'eternites dure chaque seconde quand on s'arrache a la terre et que l'on se jette sous le feu?»
Il se tut soudain. Quelqu'un pensa a la fin du discours. Deux ou trois claquements de mains retentirent avec hesitation. Puis tout le monde se figea, le regard rive a cet homme au milieu de la place. Son immobilite faisait de lui une haute pierre levee, indifferente a l'agitation humaine. Dans ce silence tombe, nous sembla-t-il, du ciel, on entendit le grand souffle du vent chaud qui parcourait la plaine.
Pendant quelques instants, le vieux geant porta sa vue au loin, au-dela de nos tetes, au-dela du batiment inacheve qu'on avait voulu lui cacher, au-dela de la Volga, dans l'infinie solitude des steppes. Et je crus qu'il voyait meme la croix faite de deux branches de bouleau, au-dessus d'une tombe inconnue.
Cette minute de silence (en realite, six ou sept secondes) etait tres probablement involontaire mais elle changea le sens de la ceremonie. Le geant s'eveilla et, dans un accord final plus rocailleux que les paroles precedentes, il parla de la victoire, de l'honneur, de la patrie. Il souleva ses bras et nos c?urs suivirent le