Selon lui, nous parlons dans notre langue maternelle, mais nous ecrivons tous dans une langue etrangere. Meme ces questions que vous avez formulees par ecrit, si je vous avais demande de me les formuler oralement sans papier, vous auriez ponctue votre discours de ' quoi ', ' oui ', ' mais ' et bien d'autres choses. Une ecriture aussi simple, propre aux questions d'une interview, temoigne deja d'un effort d'ecriture. Ce n'est pas votre langue habituelle. Elle est prefabriquee, stylisee. Pensez donc maintenant au roman que vous pourriez ecrire sur Jules Cesar, par exemple: il y aura la une stylisation formidable. Vous ne vous reconnaitrez meme pas dans ce roman- la. Meme chose pour le Testament francais. J'utilise une langue grammaticalement, lexicologiquement, morphologiquement etrangere. Mais il en serait de meme en russe. Il y a dans cette langue, ainsi qu'en francais, des variantes proustiennes, balzaciennes, flaubertiennes. Ce sont des langues a part entiere, avec leurs syntaxes et leurs modules linguistiques, qui sont d'ailleurs souvent contraires a notre esprit. Vous acceptez une langue mais vous ne pouvez pas penetrer dans la langue de Mallarme.

JLT – Certains ecrivains francais contemporains ont souvent fait un complexe d'inferiorite par rapport a toute la masse litteraire anterieure – les balzac, les flaubert, etc… – Ne pas ecrire dans votre langue maternelle vous a-t-il evite d'eprouver le meme sentiment par rapport aux monuments litteraires russes, comme Dostoievski ou Tolstoi?

AM – Oui. Vous avez raison. C'est tres fin et tres vrai. Ces ombres ne planent pas autour de moi et ne regardent pas au-dessus de mon epaule. Cela dit, on s'en abstrait facilement. Quand on entre dans un sujet, on devient autre. Est-on encore soi-meme quand on ecrit? L'ecriture est en effet une condensation de soi dans laquelle on ne s'appartient plus tout a fait. Un livre ecrit en deux ans se lit en deux heures. Pour cette raison, ecrire est une vocation, au sens du mot latin 'vox'. La voix vous guide. Beaucoup d'elements mystiques, irraisonnes, irreflechis, inconscients non clarifies psychologiquement, interviennent dans l'acte de l'ecriture.

JLT – Nous sommes aujourd'hui en Belgique et plus exactement a Bruxelles, en terre flamande geographiquement, mais francophone, culturellement. Je voudrais connaitre votre opinion sur tel artiste ou ecrivain de cette contree. Jacques Brel?

AM – J'adore! Sans aucune reserve. C'est un genie, une bete de la scene artistique.

C'est un poete et une voix inegalable.

JLT – Herge?

AM – Je ne sais pas. Je l'ai peut-etre accroche tardivement. Je ne connaissais pas Tintin en URSS.

JLT – Avez-vous lu Tintin aux pays des Soviets ?

AM – Oui. Mais je ne suis pas un inconditionnel. Je risque de ne pas porter un jugement tres juste.

JLT – Georges Simenon?

AM – Je suis partage. Quand le genre policier lorgne du cote de la grande litterature, c'est toujours ambivalent. Chez Dostoievski, la part du policier est minime. C'est un theme declencheur et pretexte. Chez Simenon, au contraire, ce vague a l'ame psychologique me parait suspect. Il n'empeche, c'est un tres bon auteur. N'a-t-il pas ecrit un roman en 24 heures, enferme dans un cube de verre? C'est une belle performance.

JLT – Henri Michaux?

AM – Je le connais mal.

JLT – Votre style, avec ses tournures classiques, semble se situer aux antipodes des recherches formelles des annees 70 et de l'ecriture volontairement choc d'aujourd'hui. Etes-vous d'accord avec ce point de vue? Preferez-vous vous inscrire dans la tradition de l'ars bene scribendi?

AM – Mes textes sont tres modernes, tout en restant classiques. Certains confreres, a Paris, me l'ont signale. Je peux en effet evoquer Staline, les annees 60 en Russie, et labourer des spheres tres differentes, avec une langue classique qui n'est pas du tout cassee par la matiere moderne.

JLT – La modernite n'est-elle donc pas la ou l'on croit?

AM – Une jeune ecrivaine francaise tres connue m'a dit un jour: ' Ah, j'aime donner des coups de pied au francais! ' Je lui ai demande pourquoi. [rires] Le nouveau pour le nouveau, l'art pour l'art, est, selon moi, un exercice qui devrait s'oublier.

JLT – Peut-on encore ecrire des romans aujourd'hui?

AM – C'est une discussion sans fin. A quel moment faut-il situer la naissance du roman? A l'epoque antique, le roman existait deja! Ces considerations sur la crise du roman sont cycliques. Le roman change: ca, c'est important! C'est un genre proteiforme, tour a tour ' biographie ', ' poesie ', ' prose ', ' fiction ', ' dialogue '… Mes romans, par exemple, cultivent une part biographique. Chaque page parle de moi, y compris dans les personnages: une prostituee engagee par le KGB, c'est moi [rires]; un petit jeune vivant dans les annees 20, c'est moi. Je suis omniscient! Mais cette part biographique s'est insinuee dans la matiere romanesque.

JLT – Vous avez vraiment loge dans un caveau du pere Lachaise?

AM – Ca m'est arrive, oui.

JLT – Au moment ou vous etes arrive en France?

AM – Oui. La vie est tres variee. Je l'ai rendue beaucoup plus lineaire dans mes romans. Mais je ne trouve pas cet episode de ma vie si extraordinaire.

JLT – Vous qui etes feru de culture classique, le media Internet a-t-il selon vous sa place dans la litterature de demain?

AM – Internet favorise le bavardage international. Tout le monde peut s'exprimer. Mais est-ce un defaut apres tout? Ceux qui n'avaient pas de voix peuvent peut-etre aujourd'hui la faire entendre. Et ca, c'est merveilleux. Je suis plutot d'une nature silencieuse et reservee. Les medias viennent me chercher. De nombreux journalistes m'interpellent. Mais imaginez un jeune homme inventif. Il ne peut exprimer ses idees parce qu'il n'est pas publie, par exemple. Grace a Internet, il va pouvoir enfin s'adresser a autrui, communiquer. Il ne faut d'ailleurs jamais mepriser ces voix-la. D'autant que certaines situations d'enfermement sont inconcevables pour nous.

JLT – Pensez-vous qu'aujourd'hui la litterature francaise souffre de ne pas avoir d'ecrivains assez ascetiques?

AM – Je ne sais pas si c'est un critere. L'ecrivain doit tout d'abord se battre, comme Henri Bosco, par exemple. Dostoievski a connu une vie aventureuse. A partir d'un certain age, il faut participer et tenir sa place de citoyen, au bon sens du terme. Il ne s'agit pas de s'engouffrer dans les pieges politiques. Cela dit, il faut, a mon avis, a un certain moment, comme disaient les chinois ou les sages japonais, se retirer dans la montagne, se cacher et vivre en ermite.

JLT – C'est plutot votre genre?

AM – La vie m'interesse encore et continue de me rendre curieux de tout. Je souhaite prendre toute ma place, et continuer a pouvoir, en parlant avec vous, transmettre des messages. S'ils tombent dans le c?ur d'une seule personne, j'en suis heureux.

Propos recueillis par Jean-Louis Tallon

Bruxelles – Avril 2002

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