avaient perdu leur agressivite. Les bouts de fil de fer qui fixaient aux barreaux de la grille la pancarte «a vendre» etaient rouilles. Mais aucun papier ne debordait de la boite aux lettres. Je me suis retourne en entendant la voix qui m'etait connue: c'etait la voisine, du numero onze, que j'avais prise pour une ancienne cantatrice. «C'est moi qui ramasse toute la publicite, il le faut, sinon ils y mettent le feu, comme on l'a fait a mon voisin d'en face…» Elle a ouvert la boite, retire un prospectus. Elle avait parle de «ils» sans aucune ranc?ur, avec resignation plutot, comme on parle du mauvais temps dans cette contree du Nord.
«Lien est partie au Canada. Elle pense s'installer la-bas, pres de sa s?ur…» Nous traversions la rue en biais, du numero seize au numero onze. La «cantatrice», croyant que j'etais au courant, n'a plus dit grand-chose, juste quelques mots sur le depart de Lien qui emportait les cendres de son mari.
Reste seul dans l'allee de la Marne, j'ai imagine tres intensement ces dernieres minutes avant le depart. Le visage de Lien, ce masque pale, sans expression, et la force de cette fixite asiatique qui disait sa peine mieux que ne l'auraient fait des traits tortures par la douleur. Je la voyais descendre du perron, fermer la grille, prendre le volant…
Au carrefour qu'elle avait traverse, je me suis arrete. A travers l'opacite humide du crepuscule, les reverberes s'emplissaient d'un bleu laiteux. Dans une cabine telephonique aux portes cassees un combine pendait, intact, et on entendait un chuintement de voix, comme si quelqu'un avait pu encore appeler la. Le vent soulevait les pages brulees d'un annuaire.
Au milieu de l'enfilade des maisons bordant l'allee de la Marne, je pouvais distinguer la grille du numero seize. J'ai pense que pour comprendre le pays de Jacques Dorme cette centaine de metres suffisait, la distance entre la maison qu'un soldat vient de quitter et ce carrefour ou il se retourne pour jeter un dernier regard sur ceux qui resteront a l'attendre.
… Dans son envol, l'helicoptere gite fortement et j'ai le temps d'apercevoir la maison du Bord, la lumiere dans les fenetres de la cuisine. Il me semble que le pilote jette aussi un coup d'?il sur cette lueur. Peut-etre la toute derniere lueur jusqu'a l'ocean Arctique, me dis-je, et j'ai peine a mesurer l'infini blanc qui s'ouvre devant nous et qui, dans un ample souffle glace, aspire notre leger cockpit telle une bulle d'air tiede.
Le vide inentame de la chaine Tcherski.
L'altitude des sommets grandit imperceptiblement, on le constate a la disparition des petites rayures sombres, des troncs nains qui, il y a quelques minutes encore, parvenaient a s'accrocher a cette extreme limite de la toundra. Plus haut, il n'y a que deux matieres, la glace et le roc. Et deux surfaces: des plateaux couverts d'une neige dure comme du granit et les cassures nues des cretes.
C'est sur l'un de ces plateaux qu'apres une heure de vol nous atterrissons. Le terrain paraissait tres vaste, vu du haut, mais a la descente il s'est encastre entre deux parois blanches, devenant une longue faille au milieu des escarpements glaces. J'aide les deux Lev a sortir leur materiel, a l'equilibrer sur un petit traineau plat.
«Combien de petards vous avez?» leur demande le pilote. Le grand Lev s'embarrasse dans le decompte. Le petit s'ecrie avec l'air zele du boy-scout: «Douze, chef. On commence avec le soleil et on aura fini avant le coucher. Apres, juste le temps de rembarquer.» Le soleil ne s'est pas encore leve. Il va rester une heure trente- cinq, aujourd'hui, m'explique le pilote… Les geologues s'en vont en direction d'un versant qui s'eleve en gradins inegaux. Un bras tendu vers un renfoncement rocheux, le pilote m'indique le chemin. Il faudra contourner la barriere d'un glacier, quitter la vallee, longer un etroit plateau jusqu'a ce que le sommet, qui paraitra d'abord d'un seul bloc, ne se divise en trois pics nus: le Trident…
«Ils ont douze charges aujourd'hui, nos bombardiers. Vous entendrez donc douze explosions. Comptez-les bien. A la derniere, revenez sans tarder. Ils auront encore leurs cailloux a ramasser et on partira tout de suite. On ne Pourra pas vous attendre…»
Je m'en vais, en jetant plusieurs coups d'?il sur les creneaux des montagnes autour de notre terrain d'atterrissage, essayant de retenir quelques points de repere. Le ciel est deja presque clair, le soleil se levera dans une demi-heure… Au moment de contourner le rocher creuse d'une grotte de glace et de perdre de vue le terrain, j'entends la premiere explosion.
L'echo de la septieme, multiplie par la montagne, me parvient a l'instant meme ou se decouvre un sommet rocheux, massif, d'une densite argentee. Ses contours font penser a un grand silex laiteux, grossierement taille par les vents. Je consulte ma montre: le soleil s'est leve deja depuis vingt minutes. «S'est leve» signifie qu'il glisse au ras de l'horizon, invisible derriere les cretes, avant de disparaitre pour une nuit longue de plus de vingt heures.
Le sommet, comme toutes les montagnes dont on s'approche, semble reculer, ma progression s'enlise dans ce temps qui me repousse, me retarde comme la neige dure sur laquelle je patine. La huitieme explosion est suivie presque immediatement par la neuvieme, on dirait son echo. Et le sommet est toujours d'un seul bloc. Ce n'est peut-etre pas le Trident, apres tout. Je regarde autour de moi: trois ou quatre pics s'elevent presque dans la meme direction.
L'echo de la dixieme explosion me rattrape, il est deja d'une matite assourdie, donnant la mesure de la distance parcourue. Le soleil, invisible, est dans le ciel depuis trois quarts d'heure. J'allonge le pas, j'essaye de courir, je tombe. Le sol neigeux que je repousse pour me relever a la rugosite seche de l'emeri.
Soudain, deux fines incisions de lumiere rayent le sommet. Sa surface qui paraissait plane se sculpte en facettes, en cotes, en cavites ou sommeille une ombre violette, epaisse. Le soleil a jailli a travers quelque faille secrete, une percee qui laisse vivre cette breve projection lumineuse. La charge suivante explose tres loin. L'enfilade des echos est encore plus longue qu'avant. La onzieme? Ou deja la douzieme, la derniere? Je ne sais plus si j'ai bien compte. Je me rappelle les paroles du pilote: «On ne vous attendra pas. Sinon, dans le noir, je charcute toute cette pierraille avec mon rotor.» Je me mets a courir, les yeux sur le sommet, je glisse plusieurs fois, le sol n'est plus immobile, le vent chasse de longs filaments de poudrerie. A chaque pas, pourtant, le changement est perceptible. Les rais de lumiere s'elargissent, divisent la montagne en trois immenses cristaux, brisent sa cime. Cela ne ressemble pas a un trident mais plutot a l'aile rompue d'un oiseau. Je bute contre une montee, je m'arrete, la respiration ecorchee au sang par le froid. La coulee grisatre d'un glacier barre la voie. Je scrute les trois pans eclaires de la montagne: la pierre est a peine blanchie de givre, la neige, rare dans ces contrees aux hivers secs, ne parvient pas a s'accrocher aux parois lisses. Des a-pics, des failles, des creneaux geants ou des neves s'accumulent, a peine remodeles par les millenaires. Et les gerbes de soleil qui commencent deja a ternir. Rien d'autre. Rien… Soudain je vois la croix de l'avion.
Deux traits sombres croises sur le daim clair du givre. Ils sont non pas dans les triangles illumines du sommet, mais bien plus bas, a la base de ce faisceau. La silhouette de l'avion est facilement reconnaissable, c'est un appareil qui ne s'est pas desagrege dans un crash mais, en essayant d'atterrir, s'est incruste dans la roche et y est reste, soude a cette montagne, a son desert arctique, a ses nuits sans fin.
Aucune pensee ne se dit en moi. Aucune emotion. Meme pas la joie d'avoir atteint le but. Seule la certitude de vivre l'essentiel de ce que j'avais a comprendre.
La percee du soleil faiblit. Mais l'avion est toujours visible. Je vois meme l'eclat du cockpit. Sous son verre se devine un reflet de vie. Une vie silencieuse, concentree sur un passe dont il ne restera bientot plus rien sur cette terre. La vie que nos mots appellent maladroitement tantot la mort, tantot l'oubli, tantot le souvenir des hommes.
Me vient alors a l'esprit la parole du grand vieil homme qui a tente de dire cette vie et la distance qui nous separe d'elle: «… ils regardent le Ciel sans blemir et la Terre sans rougir». Dans un passe longuement reve et soudain present, un aviateur saute de son cockpit et se dresse pres de l'avion, une main posee sur le tranchant d'une aile. Je suis infiniment proche de son silence, je devine le sens de son regard porte sur la Terre. Une vieille maison en bois perdue au milieu des steppes, une nuit de guerre, les paroles lentes d'une femme, les premieres vagues d'un orage de printemps, un bref amour dont l'eternite s'egrene dans la chute des perles d'un collier rompu…
L'echo de l'explosion est long et ses repliques font vibrer une onde prolongee et de plus en plus decantee. Une sonorite qui s'affine jusqu'a l'impression de resonner au-dela de nos vies, dans un lointain dont cette journee arctique n'est qu'un reflet fugace. Ici, les notes de l'echo s'epuisent, s'effacent sous le crissement des aiguilles de