Capitaine a ete couverte de crachats. Dans l'obscurite, je vois les faisceaux des phares qui balayent le carrefour, les moteurs hurlent. La fete continue.
Le Capitaine m'invite a monter, la voiture prend la direction du carrefour. Il pourrait tourner avant, passer par une des allees transversales. Mais nous repassons exactement par l'endroit ou le couple a ete pris a partie. Un scooter surgit, nous suit, se serre contre la portiere sur plusieurs metres, puis lache prise. J'observe discretement le visage du Capitaine. C'est un masque aux levres tendues, aux yeux legerement plisses comme dans une grande lassitude de voir.
Juste avant d'arriver, je tente encore une fois ma chance. Je lui demande s'il accepterait que l'histoire de son frere apparaisse sous le couvert d'un nom fictif, sous les traits d'un personnage. Il semble hesiter puis me confie: «Vous savez, tres jeune, Jacques ne revait deja que de devenir pilote. Il avait une idole, un as de la Grande Guerre, Rene Dorme. Il en parlait si souvent que nous avons fini par le surnommer Dorme. On le taquinait: Dorme, tu as bien dormi? A l'ecole, les camarades l'appelaient toujours ainsi. Lui, il en etait plutot fier. Les quelques lettres qu'il a envoyees du front, il les a toutes signees de ce surnom…»
Dans le train, je ferai defiler derriere mes paupieres les etapes de la vie du pilote francais: Espagne, Flandres, Pologne, Ukraine, Stalingrad, Alsib… Peu a peu, comme dans une lente accommodation optique, cette vie adoptera le nom de Jacques Dorme.
Dans la lettre que j'ai recue deux ans apres notre rencontre, le Capitaine disait quelques mots sobres et justes du livre que je lui avais envoye, de ce roman ou je racontais la vie d'Alexandra, ou je revais plutot de sa vie. Jacques Dorme n'y apparaissait pas. Le Capitaine avait sans doute vu dans cette absence le respect de notre accord. Je n'avais pas eu le courage de lui avouer que le pilote francais etait sacrifie car juge «trop vrai pour un roman». De meme que ce vieux general, au milieu des steppes ensoleillees de la Volga…
Sa lettre etait redigee dans ce francais precis et subtil dont l'usage devenait rare en France. Attentif a la finesse d'expression, je n'ai pas tout de suite discerne une legere ombre de regret embusquee dans ses paroles: l'approbation silencieuse de voir notre accord respecte et, en meme temps, cet imperceptible regret de ne pas le voir rompu. Oui, il y avait dans ses lignes, entre ses lignes, l'espoir que par quelque tour de magie d'ecriture, Jacques Dorme revive sans etre, pour autant, livre a la curiosite paresseuse d'un pays qu'il n'aurait plus reconnu comme sien.
La contradiction que j'avais devinee dans sa lettre, cette hesitation entre la peur devant l'oubli et le refus d'une memoire divulguee, m'a suggere alors ce genre sans pretention: la chronique ou le seul artifice serait la fidelite au canevas nu des faits. Et le nom du pilote remplace par son surnom.
J'ai repense a cette humble tache de chroniqueur un an plus tard, en rentrant de Berlin. Dans aucune autre ville, je n'avais vu autant d'efforts a commemorer le passe et une telle volonte triomphante d'ecraser ce passe sous le chantier d'une capitale phenix. A vrai dire, je preferais cet ecrasement brutal a ce qui se pensait et se disait en France. A l'ironie condescendante de cet historien dont, un jour, j'etais voisin sur un plateau de television. Avec un petit air de dedain moqueur il avait parle des «campagnes picrocholines de Hitler». Les participants avaient souri comme d'un bon mot et avaient repris le ping-pong verbal en notant l'inaction honteuse de la France et la rigueur de l'hiver russe qui heureusement avait barre la route aux nazis… Il aurait fallu leur repondre tout de suite, rappeler que ce Picrochole-la avait battu les plus puissantes armees du monde et se trouvait, pres de la carotide de la Volga, a deux pas de la victoire decisive. Impossible d'intervenir, ca parlait dru. Le souvenir d'un geste m'etait revenu alors: un pilote francais deploie une carte geographique et recouvre l'hexagone violet de son pays avec une boite d'allumettes, puis l'applique a la surface rouge de l'Union sovietique. Ce geste aurait ete la meilleure reponse aux strateges du plateau de television. Mais l'emission touchait deja a sa fin, sur la remarque goguenarde d'un des participants: «A Stalingrad, un totalitarisme a tordu le cou a un autre, c'est tout!» Mieux que jamais je croyais comprendre, a ce moment-la, les reticences du Capitaine… Pendant qu'on nous demaquillait, quatre ou cinq jeunes femmes attendaient leur tour pour etre grimees, maladivement excitees comme le sont souvent les invites dans l'antichambre de ces bazars mediatiques. Elles etaient romancieres et allaient participer au debat: «La plume peut-elle tout dire du sexe?»
Le soir, apres l'emission, j'avais relu cette vieille brochure, trouvee sur les quais. Imprimee sur un mauvais papier reche et terne, elle avait ete editee trois mois a peine apres la defaite de juin 1940 et rassemblait, sans en tirer de lecons historiques, les faits d'armes de la campagne de France. Une chronique fragmentaire, et de surcroit censuree par les Allemands, une suite de croquis saisis sur le vif: la defense d'un village, un corps a corps dans un bourg, la perte d'un bateau… Dates. Noms. Grades. Une guerre vue par des soldats et non pas celle rejouee un demi-siecle plus tard dans les livres d'histoire:
«Puis c'est une retraite en sept jours de combats continuels qui amene le regiment dans la region de Charmes. Quatre divisions francaises formees en carre et encerclees de toutes parts luttent la sans espoir. Le 18e d'infanterie a perdu plus de la moitie de son effectif…
«La lutte prend alors un caractere d'acharnement extraordinaire. On se bat a la grenade, en certains points a la baionnette. Le capitaine Cafarel defend lui-meme son poste de commandement, il est tue… Le 2e bataillon du 17e regiment de tirailleurs algeriens a perdu dans ces deux journees: 12 officiers sur 15, tous ses sous-officiers sauf 4, les quatre cinquiemes de son effectif. Ils sont tombes en heros sans avoir recule d'un pouce…
«L'effectif de la division est a present reduit a quelques hommes. A 18 heures, l'ennemi qui veut en finir, lance une attaque en masse. Utilisant les munitions des blesses et des morts, les cavaliers de la 2e division resistent. Les mitrailleuses tirent leurs dernieres bandes. L'ennemi est repousse…
«Le torpilleur
L'etrave du navire demeure quelques minutes au-dessus de l'eau. Le commandant Fontaine, avec un cran magnifique, reste debout sur l'etrave, jusqu'a la disparition totale de son batiment…»
C'est cette nuit-la que la chronique de la vie de Jacques Dorme s'est veritablement mise a s'ecrire en moi. Je savais qu'il me faudrait parler aussi de cet adolescent qui decouvrait un pays ou vivaient les quatre gentilshommes de la Guienne, et le soldat du dernier carre, et cet autre qui tombait sur les bords de la Meuse «quasi aussi gueux d'argent que lorsqu'il s'en etait venu a Paris». Trente ans apres, ils etaient tres proches, dans mon esprit, du capitaine Cafarel, du commandant Fontaine, du 2e bataillon du 17e regiment de tirailleurs algeriens.
Je suis revenu dans la ville de Jacques Dorme une semaine apres mon retour de Berlin. Mon projet etait d'y passer cette fois-ci plusieurs jours, en m'installant dans un hotel, pour avoir le temps de restituer la ville d'autrefois comme on restaure une mosaique avec, en guise d'eclats d'email, cet arbre centenaire pres de l'eglise taguee, l'enseigne d'une boulangerie, ces lettres fleuries qui n'avaient pas bouge depuis l'entre-deux-guerres, la perspective d'une rue qui echappait a la laideur des disques paraboliques. Je pensais pouvoir recomposer, ne serait-ce que le temps d'un regard, ce que Jacques Dorme voyait dans sa jeunesse, ce qui etait sa ville natale, sa patrie.
J'ai appele le Capitaine plusieurs fois sans retrouver ni sa voix ni celle de Lien. Se taisait aussi la ritournelle de leur repondeur dont la politesse ironique m'avait autrefois fait sourire. Si j'avais du imaginer ces instants dans l'intrigue d'un roman, j'aurais probablement parle d'inquietude croissante, d'interrogations… En realite, ma premiere pensee fut celle de la mort. Et l'emotion la plus vive a cette pensee n'etait pas le chagrin, ni meme le remords d'avoir tarde et perdu mon temps a ces futilites qui entourent d'habitude la sortie d'un livre. Non, c'etait la sensation de mutite. Comme si la langue dans laquelle nous parlions avec le Capitaine n'avait plus ete parlee par personne.
Dans le train, je me disais que cette impression de parler une langue disparue etait celle qu'Alexandra avait du eprouver durant toute sa vie russe.
Rien ne trahissait la mort dans l'allee de la Marne. On devinait juste l'absence, le vide derriere les volets fermes du numero seize. La porte du garage etait recouverte de gribouillis luminescents qui, le temps passant,