economie de carburant consequente. Je me demande pourquoi les chefs d'escadrille n'y ont pas pense avant. A moins que le trajet plus long ne leur ait ete conseille par les representants americains…»
Personne ne dit rien cette fois. Sur la carte, d'un trait droit, avec une application scolaire, etait tracee une ligne partant de l'Alaska et traversant la Siberie. Dans sa logique geometrique elle passait plus pres de Zyrianka, un des aerodromes auxiliaires, tres au nord du trajet habituel. Une piste d'urgence, plutot, prevue pour les jours ou celles de Seimtchan disparaissaient sous les tempetes de neige. Le crayon de l'homme en cuir avait raye les terribles chaines de montagnes Tcherski, des deserts arctiques, des contrees encore plus inexplorees que les regions survolees par l'itineraire de l'Alsib… Restes seuls, les pilotes regarderent longuement cette carte avec la ligne tetue du crayon. Son absurdite etait trop claire pour en parler. «La ligne du Parti…», murmura le lieutenant qui etait intervenu tout a l'heure.
Ils savaient que l'inspecteur ne pouvait pas rentrer a Moscou sans rendre compte des agissements hostiles qu'il avait debusques, des erreurs qu'il avait redressees. Tout le pays fonctionnait ainsi, en denoncant, en fustigeant, en battant des records et depassant les plans. Et meme a la Surete d'Etat a laquelle appartenait l'inspecteur («La Guepeou…», pensa Jacques Dorme) il fallait depasser les plans, arreter plus de personnes que le mois precedent, fusiller plus que les collegues…
Ils discuterent brievement de la composition des vols pour le lendemain puis allerent dormir Dehors, dans le noir de la nuit polaire, les prisonniers continuaient a creuser la terre gelee d'une nouvelle piste.
Apres une heure de vol, Jacques Dorme transmit ce message au groupe d'avions qu'il guidait: «Suivez le deuxieme. L'atterrissage a Z. est impossible. Direction S.» La veille, dans la nuit, il avait reussi a convaincre les gens de son escadrille que la meilleure solution etait d'aller, comme d'habitude, a Seimtchan. Lui seul irait a Zyrianka d'ou il appellerait la base. L'inspecteur qui partirait le lendemain n'aurait pas le temps de faire une enquete.
Il fit un lent virage a droite et, dans la penombre cendree qui signifiait le jour, vit les lueurs des Aircobra obliquer vers le sud.
Les minutes coulerent, unissant peu a peu l'homme a sa machine, accordant les secousses de l'acier a la pulsation du sang. Le corps s'offrit a la vie mecanique, disparut dans la cadence du moteur qui, dans le dos du pilote, modulait de temps en temps la rumeur de ses vibrations. Le regard se perdait dans la grisaille de ce jour dont le soleil ne se leverait pas, puis revenait vers le pointille lumineux du tableau de bord. L'homme etait tres inclus dans le mouvement de cet habitacle volant et, en meme temps, tres absent. Ou plutot present dans un ailleurs, loin de ce ciel de cendre, de ces montagnes Tcherski qui commencaient a etager leurs deserts glaces. Un ailleurs fait d'une voix de femme, des silences d'une femme, du calme d'une maison, d'un temps ou il se sentait de toujours. Ce temps se deployait a l'ecart de ce qui se passait dans l'avion, autour de l'avion. La violence du vent obligeait a man?uvrer, l'engivrement empechait la vue. A un moment, il fut evident que les pistes de Zyrianka etaient restees plus au nord-est et qu'il faudrait voler a une moindre altitude, au risque d'accrocher une crete, observer, se concentrer, ne pas ceder a la panique. Ce lointain qu'il devinait en lui donnait la force de rester calme, d'eviter la vrille, cette malediction des Aircobra, de ne pas verifier a chaque instant le niveau du carburant. Ne pas se reduire a l'homme qui veut a tout prix sauver sa vie.
Il garderait la sensation de cet ailleurs jusqu'a la fin, jusqu'a la luminescence violette du feu boreal qui embraserait le ciel.
Alexandra termina son recit quand nous prenions le chemin du retour. Le soir tombait deja sur la steppe. Elle parla de son voyage vers les anciens aerodromes de l'Alsib, abandonnes pour la plupart apres la guerre, de ce pic au sud de la chaine Tcherski, trois rochers en faisceaux que les habitants appelaient «Trident» et qu'elle n'avait pas reussi a atteindre.
Je marchais a cote d'elle sur l'herbe seche dont l'ondoiement infini hypnotisait l'?il par l'alternance, sous le vent, du mauve et de l'or. Les details de son voyage marquaient mon souvenir (ce qui m'aiderait, un quart de siecle plus tard, a retrouver les lieux dont elle m'avait parle), mais l'etonnement que j'eprouvais fut provoque par autre chose. De toute sa taille, un homme qui m'etait inconnu une semaine auparavant se dressait en face de moi. Jacques Dorme dont je percevais le destin comme un tout vivant et lumineux.
Chaque regard sur les hommes et le monde possede sa part de verite. Celui de l'adolescent de treize ans marchant dans la steppe de la Volga n'etait pas moins vrai que mon jugement d'adulte. Il avait meme un avantage certain, ne connaissant pas l'analyse, la fouille psychologique, la rhetorique sentimentale, il operait par entites, par blocs.
Tel etait Jacques Dorme qui avait surgi devant moi dans le feu du couchant. Un homme taille dans la matiere meme de sa patrie, cette France que j'avais decouverte grace a mes lectures et mes conversations avec Alexandra. Il rassemblait en lui les traits qui me rappelaient «le plus beau et le plus pur soldat de la vieille France», et le guerrier du «Dernier carre», et l'empereur banni qui revenait sur le sol natal a bord du Hollandais volant, et les «quatre gentilshommes de la Guienne». Le grain de cette substance humaine etait meme encore plus subtil, je discernais non pas les personnages et leurs gestes mais plutot le dense halo de leur vie. L'esprit de leurs engagements terrestres. Leur ame.
Les preuves de la justesse d'une telle vision n'existaient pas. Ma certitude me suffisait. Elle, et aussi cette photo qu'Alexandra me montra quand nous rentrames. Un rectangle aux bords jaunis mais gardant la nettete tranchante du noir et blanc. Une vingtaine de pilotes, vetus de leur veste en mouton retourne, chausses de lourdes bottes en peau de renne. Des aviateurs americains reconnaissables a leur habillement plus leger, plus elegant, plus «pilote de cinema». Quelques civils aussi, des officiels en manteaux sombres. La photo avait ete prise probablement apres une ceremonie car on voyait dans un coin du cliche le reflet metallique d'un orchestre militaire. Les hymnes sovietique et americain venaient sans doute d'etre joues… Guide par Alexandra, je retrouvai Jacques Dorme. Il ne se distinguait des autres ni par son physique ni par ses vetements (la meme veste trois- quarts, les memes bottes). D'ailleurs j'aurais pu le reconnaitre sans l'aide d'Alexandra. Parmi les pilotes qui commencaient a quitter leurs rangs, apres un garde-a-vous impose par les hymnes, lui seul restait encore immobile, le visage empreint d'une certaine gravite, le regard porte au loin. On eut dit qu'il entendait un chant inaudible pour les autres, un hymne que l'orchestre aurait oublie de jouer.
Je mis quelque temps a comprendre que la solitude de Jacques Dorme entoure pourtant d'une foule de gens le rapprochait du vieux geant que j'avais vu devant un monument aux morts, ce general francais qui avait interrompu son discours et laisse son regard se perdre dans l'immensite de la steppe.
Le lendemain soir, je quittai la maison d'Alexandra. Il me fallait revenir a l'orphelinat a moitie vide de son passe, me preparer a une nouvelle vie. Monte dans un train de banlieue bonde, je reussis une seconde a distinguer Alexandra sur le quai envahi par les estivants. Elle ne me voyait pas, ses yeux parcouraient avec anxiete la rangee des fenetres. D'une main hesitante, elle adressait un salut d'adieu a celui qu'elle ne trouvait pas parmi tous ces visages. Elle me sembla a la fois rajeunie et comme desarmee. Je pensai a un autre depart, a ce convoi qui en mai 1942 emmenait Jacques Dorme vers l'est.
La vie de cette femme m'apparut soudain comme une lourde accusation. Ou, du moins, comme un dur reproche, un reproche muet fait a ce pays qui avait si cruellement ravage sa vie. Un pays qui avait happe une toute jeune femme et qui rejetait a present, sur ce quai sale, une vieille dame desemparee, perdue au milieu des visages bronzes. Pour la premiere fois de ma vie, je crus que ce reproche me visait, moi aussi, que j etais aussi, d'une facon difficile a formuler, responsable de cette vieille existence solitaire, reduite au grand denuement, oubliee dans une batisse hors d'age, dans une bourgade embrochee sur des rails, aux abords des steppes desertes. Apres tout ce qu'elle avait fait, donne, souffert pour ce pays… Les gens qui m'entouraient dans le train, serres les uns contre les autres, charges de cageots de legumes qu'ils ramenaient de leurs potagers, avaient des mines placides, teintees d'un bonheur routinier, naturel. «Ce bonheur simple qu'elle n'a jamais eu», pensai-je en les observant. Non pas une quelconque felicite, non, une simple et heureuse routine des jours, une vie en famille, dans l'agreable et previsible ronde des petits faits de l'existence.
C'est depuis ce soir-la que je me mettrais a reinventer sa vie, comme si, la revant autre, j'avais pu expier le mal que mon pays lui avait fait. L'habitude que nous avions a l'orphelinat de refaire le destin de nos peres dechus