embraser sa rive gauche, etrangler Stalingrad. Ils le pensent, et pourtant, l'acier soude parait sortir d'une histoire revolue, sans rapport avec cette nuit-la. Ils avancent en silence, sentant physiquement faiblir les liens qui les attachent aux maisons de la bourgade, aux echeveaux des voies dans la gare de triage, a leur vie la-bas. Il n'y a plus que le reflet crayeux du chemin, l'obscurite bleuie par le fremissement muet des eclairs et, soudain, a leurs pieds, l'abime de ce ciel nocturne, les etoiles flottant a la surface noire de l'eau.
C'est l'une des boucles fluviales qui naissent au printemps, a la fonte des neiges, et que la steppe boit en quelques gorgees pendant la secheresse de l'ete. Son existence fugace est, pour l'instant, dans sa plenitude. L'eau remplit a ras bord les rives ephemeres, l'odeur argileuse a l'air d'y planer depuis toujours. Et en plongeant, le corps est effleure par les longues tiges solidement enracinees des jaunets.
Ils restent toute une heure dans ce flux lent, bougent peu, entamant une nage, puis s'arretant au milieu de l'etendue d'eau peu profonde. Les eclairs silencieux durent le temps suffisant pour se voir, pour voir cette femme, les cheveux humides, les mains lissant un visage renverse vers les etoiles. Voir les yeux fermes de la femme. La voir allongee sur la berge dont le sol tres fin, tres lisse, semble chauffe en profondeur.
«S'il n'y avait pas eu cette guerre, je ne t'aurais jamais rencontree…» La voix de l'homme est a la fois tres rapprochee, comme un chuchotement a l'oreille, et perdue dans le lointain des steppes. On doit l'entendre meme la, a l'horizon scintillant d'eclairs de chaleur. «Non, ce n'est pas ce que je voulais dire, se reprend-il. Tu vois, cette plaine, cette eau, cette nuit, tout cela est si simple et, en fait, nous n'avons besoin de rien d'autre. Personne n'a besoin d'autre chose. Et pourtant, la guerre viendra jusqu'ici…» Il se tait, sent la main de la femme se poser sur son bras. Un oiseau passe, on entend le glissement feutre de l'air. Ils ont le sentiment que cette guerre toute proche a deja traverse ces steppes, detruit, tue et s'est enfin dissipee dans le vide. Ils vont la vivre bientot, certes, et pourtant une part d'eux-memes est deja au-dela, deja dans une nuit ou les obstacles d'acier recemment installes ne sont plus que des vestiges rouilles. Ou il ne reste que le brasillement insonore de l'horizon, cette etoile dans l'empreinte d'un pas remplie d'eau, le visage penche de la femme, la caresse des pointes humides de ses cheveux. Une nuit d'apres-guerre, infinie.
Dans leur vie qui dura un peu plus d'une semaine, il y eut aussi cette matinee aveuglee de brouillard. Aucun avion dans le ciel, pas de risque de bombardement, des trains avancant avec une lenteur somnambulique. Les femmes qui travaillaient avec Alexandra l'avaient laissee partir, l'avaient presque forcee a prendre cette matinee car elles avaient appris ou devine que c'etait la derniere.
Il faisait froid, une journee d'automne, eut-on dit. Une fraiche et brumeuse journee de mai. Ils longerent un champ, traverserent un village d'ou les habitants venaient d'etre evacues. La presence du fleuve se trahissait dans le brouillard par le sourd echo du vide et l'odeur des joncs. Un des matins de leur vie… Ils sentaient que c'etait le moment de dire des mots graves, definitifs, des mots d'adieu et d'espoir, mais ce qui venait a l'esprit paraissait lourd et inutile. Il fallait avouer que cette seule semaine avait ete une longue vie d'amour. Que le temps avait disparu. Que la douleur a venir, l'absence, la mort n'atteindraient pas cette vie-la. Il fallait le dire. Mais ils se taisaient, surs d'eprouver, a la moindre vibration pres, le meme sentiment.
Invisible dans la cecite cotonneuse du brouillard, une barque passa, proche de la rive, on entendit les plongeons paresseux des rames, la plainte rythmique des tolets.
Pendant les heures qu'ils vecurent ensemble, Alexandra raconta a Jacques Dorme ce que j'apprendrais enfant. La venue en Russie, en 1921, d'une jeune Francaise qui faisait partie d'une mission de la Croix-Rouge, une venue temporaire, avait-elle cru, et qui devenait de plus en plus sans retour a mesure que, tres rapidement, le pays se coupait du monde.
Ils parlerent, en fait, de quatre pays differents: deux Russies et deux Frances. Car la Russie que Jacques Dorme avait parcourue, une Russie brisee par la defaite, etait peu connue d'Alexandra. Quant a sa France a elle, celle du lendemain de la Grande Guerre et du debut des annees vingt, ses souvenirs s'etaient depuis longtemps confondus avec l'ombre douce et souvent illusoire d'une patrie revee. Lui avait connu un tout autre pays.
Un jour, au hasard d'une information ecoutee a la radio, ces deux Frances se heurterent.
Ce jour-la, ils dejeunerent ensemble. Quand le passage des trains sous les fenetres s'interrompait et que se calmait le vrombissement des avions, on pouvait penser a un dejeuner par temps de paix, par un beau temps printanier… Ils s'appretaient a se quitter quand Alexandra avec un air de mystere, murmura: «Ce soir, j'aurai besoin de ton aide. Non, non, c'est tres serieux. Il faut que tu mettes une chemise claire, que tu cires tes chaussures et que tu sois bien rase. Ce sera une surprise…» Il sourit, promettant de venir tire a quatre epingles. C'est alors qu'ils entendirent a la radio la voix du speaker, grave et aux accents metalliques, annoncant la chute de la ville de Kertch, parlant de la defense acharnee de Sebastopol… Ils savaient que cette nouvelle signifiait la perte prochaine de la Crimee, la percee allemande dans le Sud, la route ouverte vers la Volga. La radio disait aussi que les Allies n'etaient pas presses d'ouvrir le «deuxieme front». C'est peut-etre ce mot qui mit le feu aux poudres.
Alexandra parla sur un ton de moquerie acerbe qu'il ne lui connaissait pas. Elle faisait mine de s'etonner de la nonchalance des Americains, de la prudence des Anglais s'abritant sur le cuirasse de leur ile. Et avec encore plus d'aigreur, elle se dit ec?uree par la France, par la veulerie de ses chefs de guerre, par la traitrise de son gouvernement. Il y avait sans doute dans son esprit le souvenir de l'armee exsangue mais victorieuse du defile de 1919. Quant a celle de 1940… Elle parla de lachete, d'esquive, de confort achete par des compromis douteux.
«Mais c'est que nous nous sommes battus…
Jacques Dorme n'eleva pas la voix pour le dire. Il parla avec l'intonation de celui qui accepte les arguments de l'autre et qui cherche tout simplement a apporter son temoignage sur les faits.
Je ne saurais jamais ce qu'un soldat francais comme lui pouvait repondre. Evoqua-t-il la bataille des Ardennes? Celle des Flandres? Ou peut-etre les combats dans lesquels etaient tombes ses camarades d'escadrille? Il avait en tout cas l'air de se justifier. Alexandra lui coupa la parole: «Tu me laisseras au moins imaginer un pays qui se leve tout entier et chasse les Boches, au lieu de pactiser avec eux. Oui, un pays qui resiste. Ce que les Russes sont en train de faire. Et on voit deja que les Allemands ne sont pas imbattables. Seulement quand on n'a pas envie de se mettre en danger…
– Tu dis ce qu'on dira apres la guerre, ce que diront les gens qui ne l'auront pas faite.» La voix de Jacques Dorme resta calme, un peu plus seche peut-etre. Agacee, Alexandra cria Presque.
«Et ces gens auront raison! Car si les Francais avaient vraiment decide de faire la guerre…
– S'ils l'avaient vraiment decide, on aurait eu ca a la place de la France…»
Jacques Dorme prit la carte du monde pliee sur une etagere, l'etala sur la table, au milieu des assiettes du dejeuner et repeta: «On aurait eu ca…» Sa main tenait une boite d'allumettes et cette boite recouvrit presque entierement l'hexagone violet de la France, laissant depasser juste le nez du Finistere et la frange alpine. Puis, survolant l'Europe, la boite vint se poser sur l'URSS, sur le territoire conquis par les nazis. Il y avait assez de place pour quatre boites d'allumettes. «Quatre fois la France…, dit-il d'un ton durci. Et tu sais, j'ai vu ces quatre France devastees, des villes rasees, des routes couvertes de cadavres. Je les ai traverses, ces quatre territoires francais. Ca, c'est pour te dire ce que vaut l'armee des Boches. Quant aux Russes, j'en ai vu de toutes sortes, j'en ai meme vu un qui, les bras haches d'eclats d'obus, serrait avec ses dents le fil telephonique rompu, cuivre contre cuivre, et un morceau de chiffon par-dessus, selon les instructions, et il est mort les dents serrees… Ils vont perdre dans cette guerre dix millions d'hommes, peut-etre plus. Perdre, tu comprends? Dix millions… C'est tout ce que la France aurait pu donner comme hommes valides.»
Il plia la carte, la rangea sur l'etagere. Et d'une voix de nouveau calme qui ne cherchait plus a juger, il ajouta: «D'ailleurs, en mai 1940, nous n'avions pas non plus un 'deuxieme front'…»
Le soir, il vint, habille d'une chemise blanche, les joues lisses, les chaussures bien cirees. Ils se sourirent, parlerent en evitant tout retour vers le sujet de leur brouille. «Tu verras, c'est une petite surprise», repeta-t-elle en chemin. La veille, le directeur de l'hopital militaire l'avait priee de participer au concert qu'on organisait avant l'evacuation de tous les blesses: le front approchait. Il y aurait, avait-il explique, plusieurs chanteuses et (il comptait sur elle) un couple qui danserait une valse. La salle etait amenagee non pas a l'hopital, trop encombre de lits, mais dans un depot de trains d'ou, pour une soiree, on avait retire les locomotives.
Quand ils penetrerent a l'interieur, elle eut un mouvement de recul. La surprise etait plus pour elle que pour lui. Des centaines de regards fixaient l'estrade encore vide, d'innombrables rangees serrees d'hommes assis, tous differents et semblables a la fois et dont la masse vivante s'etendait jusqu'au fond de cette tres longue batisse de briques et se perdait dans l'obscurite, donnant l'impression de se prolonger, rang apres rang, a l'infini. Elle etait