Le rire explosa avec une telle violence qu'un vol de corbeaux s'arracha du toit d'un hangar et se jeta au- dessus des champs comme emporte par une tempete. Le lieutenant riait, plie en deux, le pilote le front contre le fuselage du Junkers, le grade les poings serres contre les yeux, les autres en pivotant, les jambes flageolantes, comme ivres. Une casquette roula sur la neige, des yeux pleuraient. L'homme en cuir s'agitait entre eux, donnait des coups de crosse dans les dos, sur les epaules… En vain, car ils riaient, se trouvant trop pres de la mort. Quand, enfin, les spasmes se calmerent, quand les militaires cesserent de se savonner, par jeu, le cou et la poitrine, le rire s'empara de l'homme en cuir. Il n'y pouvait rien, forcait sa voix pour paraitre menacant, figeait les muscles de son visage, mais l'eruption faisait eclater ses levres serrees, deformait son masque de cire, il couinait. Les autres le regardaient en silence, la mine preoccupee, presque affligee. C'est probablement pour sauver la face qu'entre deux couinements il cria: «Apportez-lui ce qu'il demande!»
L'avion accelera, parcourut toute la longueur de la piste et stoppa. Jacques Dorme sauta a terre, alla rejoindre l'homme en combinaison reste au milieu des caisses de la cargaison. A l'autre bout du champ on voyait l'inspecteur qui courait vers eux, en agitant son pistolet… Ils souleverent l'extremite d'une longue caisse qui tronait au milieu. Jacques Dorme glissa sous ses planches deux morceaux de savon, un de chaque cote. «Si tu reussis a la pousser, dit-il a l'homme qui commencait a comprendre, on est sauves…» Et il lui expliqua a quel moment exactement il fallait jouer avec le centre de gravite.
L'avion reprit son elan, passa a quelques metres de l'homme en cuir, s'arracha a la terre en rayant la bordure de glace. Et se mit a tomber.
De la terre, on vit qu'il gitait sur l'aile gauche, perdait de la vitesse, s'immobilisait, leur sembla-t-il. «Kaput!» souffla le grade. Soudain, dans un balancement brusque, l'appareil bascula de l'autre cote, enfonca a present son aile droite, mais moins dangereusement et en ralentissant moins. Et de nouveau, boita a gauche, puis encore une fois a droite… Il montait ainsi en reduisant a Present le tangage, en ressemblant de plus en plus a un avion ordinaire. «La petite crepe!» s'exclama l'un des aviateurs dans le groupe sur la piste. Et plusieurs voix reprirent, admiratives: «La petite crepe…» La man?uvre leur etait connue, destinee a arracher du sol des avions surcharges, mais que seuls les vrais as maitrisaient.
Dans le ventre du Junkers, l'homme en combinaison etait assis, le dos contre une longue caisse disposee en biais. Ses yeux etaient rougis, il respirait par saccades. Quand il reprit son souffle, il se leva, se traina vers un hublot. En bas, sinuait une riviere, grise sous la glace l'aerodrome n'etait plus en vue. Il ouvrit la porte et se mit a jeter des bouts de ferraille, puis, en la poussant sur le sol savonne, une caisse entiere. «Comme ca on est plus surs d'atterrir avec ce fou…» Il tendit l'oreille. Le pilote chantait. Dans une langue que l'homme ne connaissait pas.
A la fin du mois d'avril, Jacques Dorme apprit qu'il allait etre affecte a une toute nouvelle escadrille, une unite speciale qui acheminerait des avions americains depuis l'Alaska et a travers la Siberie. Il fut decu. Il avait espere etre engage comme pilote de chasse, aller se battre au front. Un detail le consola: le trajet, long de cinq mille kilometres, etait juge bien plus dangereux que le survol des lignes ennemies.
Il lui arriva souvent, durant ces semaines d'attente, de repenser a l'impossibilite d'expliquer la guerre; il se disait qu'apres tout le monde en parlerait, la commenterait, accuserait, justifierait. Tout le monde, surtout ceux qui ne l'auraient pas faite. Et tout serait clair alors: les ennemis et les Allies, les justes et les monstres. Les annees de combat seraient consignees, jour par jour, dans les mouvements des armees et les batailles glorieuses. On oublierait l'essentiel: le temps de guerre formait une multitude de minutes de guerre et derriere le vaste brassage des fronts s'embusquait parfois une cour ensoleillee, une journee de mars, un homme en cuir noir qui tuait un autre homme parce que l'envie lui venait de tuer et, dans la meme journee, il y avait ce colonel Krymov, cet homme nu qui se hatait de se rassasier de la chair d'une femme avant d'etre hache par la mitraille, et aussi ce jeune homme, les machoires refermees sur le fil telegraphique… Il s'egarait vite dans ses souvenirs et en concluait que l'essentiel c'etait de garder en memoire tous ces fragments de guerre, toutes ces minuscules guerres des soldats oublies.
Au debut de mai, il traversa la Volga a Stalingrad et se rappela les paroles de Witold: «La Volga, pour les Russes, c'est comme…» Il se trompa, descendit du train trop tot et marcha longtemps sur les rails d'une gare de triage. A travers la fumee d'une citerne de petrole incendiee par les bombes, il apercut une femme qui dirigeait le chaos de la circulation. «Voila encore une autre guerre, pensa-t-il, cette femme, si belle, si mal vetue, si vite oubliee…» Il ne comprit pas tout de suite que c'etait lui que la femme helait.
VI
L'ete ou Alexandra me parla du pilote francais j'avais treize ans. Les questions que je posais concernaient la vitesse maximale de l'avion Bloch, le rayon d'action du bombardier que Jacques Dorme avait abattu, le modele du pistolet dont etait arme l'homme en manteau de cuir noir, le masque a gaz permettant de telephoner (ceux que nous utilisions pendant des exercices paramilitaires a l'orphelinat n'offraient pas une telle possibilite)… Elle souriait, avouait son ignorance en la matiere.
Des annees plus tard, je saurais ce que taisait son sourire: l'infinie distance entre l'objet de ma curiosite et sa vie, longue de quelques jours, avec Jacques Dorme. Elle ne pouvait pas me raconter leur amour. A cause de mon age, penserais-je d'abord, et je regretterais la stupidite de cet age fixe sur des details guerriers et des rebondissements aventureux. A cause de sa Pudeur a l'ancienne, me dirais-je ensuite, en deplorant la fragilite des quelques furtifs instants de ce mai 1942 que le recit m'avait a peine donne a voir. Et puis, un jour, je comprendrais qu'il etait impossible d'en dire davantage sur cet amour. Et que ces instants («elle m'a parle du temps qu'il faisait», pensai-je plus d'une fois avec aigreur), que ces rappels accidentels d'une pluie ou d'une matinee de brume etaient suffisants et qu'ils disaient l'essentiel de cet amour bref et simple. D'annee en annee, j'apprendrais a les lire mieux, a deviner leur lumiere, a entendre le vent et le bruissement de la pluie qui penetrait dans la breche du mur et portait sa fraicheur jusqu'au lit. Cet amour jamais evoque allait se reveler, et murir en moi a mesure que je grandirais. Comme ce moment ou s'etait rompu le vieux collier de perles d'ambre et qui n'evoquait, au debut, qu'une nuit de pluie et de vent.
Le vent repousse la touffeur resineuse des steppes, l'odeur du petrole brule, la densite des souffles humains entasses dans des centaines de wagons. Les gouttes qui se mettent a cribler le plancher a travers la breche s'accordent soudain avec le tintement des perles du collier rompu. Les corps suspendent, une seconde, leur combat amoureux, les respirations se figent et tout de suite s'unissent de nouveau, se perdent dans leur rythme gradue par le desir, laissent les perles glisser du fil et compter le temps.
Il me fallut avoir vecu pour comprendre et cette pluie, et la bienheureuse fatigue dont s'impregnaient les gestes de la femme qui se levait, s'approchait de la breche, restait dans l'enveloppement tiede et fluide de l'orage. Comprendre la lenteur des paroles qui s'effacaient dans la coulee bruyante de l'averse, deviner que l'important etait bien cette lenteur, et non pas le sens des mots. Comprendre que ces paroles effacees, ce bonheur des gestes alentis, la senteur du merisier melee a l'acidite des eclairs, tous ces traits qu'aucun souvenir ne retenait formaient une vie essentielle, celle que les deux amants avaient veritablement vecue, celle qui, la premiere, etait condamnee a disparaitre dans l'oubli.
Le souvenir du «temps qu'il faisait» cachait aussi cette autre nuit, l'immobilite hypnotique de l'air, l'epaisseur statique de l'orage qui n'eclate pas. Ils descendent, traversent les voies, s'eloignent de la bourgade, figee dans l'obscurite comme les decors dans un theatre ferme, s'engagent sur un chemin ensable de la steppe. Le silence laisse entendre le froissement de chaque pas et, quand ils s'arretent, le leger crissement des herbes dessechees. Les etoiles voilees de chaleur semblent plus vivantes, moins severes pour la brievete humaine. A un moment, un obstacle antichar herisse ses poutres d'acier croisees. Ils touchent ces bouts de rails dresses dans le noir. Le metal est encore tiede du soleil de la journee. Dans la torpeur de la nuit, la kyrielle de ces croisillons ressemble aux vestiges d'une guerre ancienne, oubliee. Ils ne se disent rien, sachant qu'on ne peut pas eviter cette pensee: une ligne de defense, deja de l'autre cote de la Volga, l'acceptation donc de voir la guerre franchir le fleuve,