A l'angle de la maison, s'ouvrait dans le sol une trouee. Une tete y apparut, des yeux clignerent dans le halo d'une allumette. Les Polonais se regarderent. Sans echanger un mot, comme si tout simplement son tour etait venu, Jacques Dorme se mit a enlever avec eux la terre de l'excavation.
Ils s'evaderent par une nuit de deluge, au debut de l'automne. Les gardes n'osaient pas mettre le nez dehors, les projecteurs ressemblaient aux lumieres glauques d'un bathyscaphe, les odeurs, les traces des pas fondaient dans la boue. L'un des pilotes, Witold, connaissait bien la region. Le lendemain, ils arriverent au village ou ils resterent deux jours, caches dans la cave d'un paysan. C'est lui qui les avertit qu'une bat-tue etait organisee pour retrouver les fuyards. Ils eurent le temps de se sauver mais, en s'enga-geant dans la foret, se disputerent: Witold voulait continuer vers l'est, les deux autres proposaient de tourner sur place, d'attendre, de se preparer a l'hiver. Jacques Dorme suivit Witold et c'est ainsi qu'apres plusieurs nuits de marche ils traverserent, sans s'en etre d'abord apercus, la frontiere russe et se retrouverent dans cet univers instable et trompeur qu'est l'arriere d'une guerre.
Ils tombaient sur des villages aux vergers lourds de fruits mais dont les rues etaient habitees de cadavres, comme ce hameau-la, dans la region de Kiev, ou une dizaine de femmes fusillees semblaient se reposer apres une journee de recolte. Ils contournaient les villes – dans la nuit, il leur arriva d'entendre des chansons allemandes, des voix avinees. Un jour, ils se retrouverent a l'interieur d'un territoire encercle, croiserent des unites russes mais n'essayerent pas d'aller a leur rencontre: ce n'etait plus une armee mais des debris humains qui se collaient les uns aux autres, se repoussaient dans la boue, s'arrachaient la nourriture, tombaient, tues par les officiers presses d'arreter la fuite, les tuaient pour se frayer un passage. Il y avait au milieu de cette coulee desordonnee des ilots etonnamment stables, des detachements qui, isoles, sans espoir d'aide, creusaient des abris, rassemblaient des armes, preparaient la defense.
Quand le n?ud coulant se resserra et que toutes les directions devinrent pareillement mauvaises, ils se cacherent parmi les morts d'un champ de bataille. Les regiments allemands passaient a quelques metres d'eux, le son d'un harmonica ricanait parfois dans un souffle de vent, mais il y avait tant de corps etendus a travers la plaine, dans les tranchees, derriere les rondins eclates d'une fortification qu'il eut fallu toute une armee pour debusquer ces deux vivants: ce grand Polonais roux allonge dans un cratere d'obus, ce Francais brun dont les yeux mi-clos epiaient le passage des camions. La nuit, pour oublier le froissement des ailes qui battaient sans arret au-dessus des cadavres, ils parlerent longuement, dans le melange habituel de mots polonais, russes, allemands, francais. Ils s'etonnaient tous les deux de voir les Allemands engages si profondement deja au c?ur de la Russie. «S'ils continuent comme ca, jugea Witold, avant l'ete ils couperont la Volga et, pour les Russes, la Volga c'est comme…» Du tranchant de sa main il se raya le cou, a la carotide. Ils se dirent aussi que depuis des semaines on ne voyait plus aucun avion russe dans le ciel.
Au debut de l'hiver, ils furent arretes puis adoptes par un groupe de partisans qui vivaient dans un camp retranche au milieu des forets et des marecages. Passe le temps de la mefiance, on accepta leur participation et Jacques Dorme decouvrit cette guerre invisible, enfouie sous l'humus, une lutte souvent maladroite car menee par des vieux paysans armes d'antiques fusils mais qui, a la longue, epuisait l'ennemi plus que ne l'auraient fait des attaques regulieres. Il constata aussi que dans cette guerre-la on se vouait une haine infiniment plus puissante que celle qu'il avait eprouvee dans le ciel. Un jour, ils reussirent a chasser les Allemands d'un village et retrouverent, a une croisee de rue, cette foule nue de femmes et d'enfants, debout sous la neige: des corps transformes, sous un jet d'eau, en une gerbe glacee. C'etait sans doute la reponse a ce qu'on voyait parfois le long des routes: un soldat allemand, deshabille, en statue de glace, lui aussi, et dont le bras souleve et fige indiquait la direction marquee sur un ecriteau suspendu a son cou: «Berlin». Ou bien l'idee venait-elle de l'occupant? Jacques Dorme vit le regard du paysan qui avait reconnu sa femme dans le groupe transforme en glace et comprit que cette question ici n'avait plus de sens.
En mars 1942, un avion qui venait livrer des armes dans les camps des partisans embarqua les deux pilotes. Ils se mirent a chanter de joie quand l'avion decolla. Jacques Dorme ne savait plus dans quelle langue il chantait.
Ils avaient imagine la fin de leur periple ainsi: un aerodrome, une rangee de chasseurs, des mecaniciens qui s'affairent autour des appareils et un chef d'escadrille qui leur demande de montrer ce dont ils sont capables, avant de les engager.
Ce qui leur arrive n'est pas tres eloigne de leur espoir. Il y a un terrain qui pourrait faire penser a un aerodrome mais il est vide, on voit juste la silhouette du bombardier russe Pe-2, sans train d'atterrissage, au fuselage crible de trous. Quelques baraquements tiendraient lieu de hangars mais aucun mecanicien n'y travaille. Il y a en revanche le va-et-vient de soldats qui semblent preparer l'evacuation des lieux. Et les avions, on les entend dans le ciel, du cote de la ville. «Des Junkers 87, oui des stukas…», reconnaissent les pilotes. Ils sont enfermes dans un des hangars et essayent de ne pas interpreter cela comme un mauvais signe. La porte s'ouvre: encadre de deux soldats, apparait celui qu'ils esperaient chef d'escadrille. C'est un homme petit, maigre, habille de cuir noir, ceint d'un baudrier. Son manteau, ses bottes scintillent au soleil. Il ne les salue pas, annonce qu'on va les interroger separement et dit aux gardes, en indiquant Witold: «Emmenez-le…»
Jacques Dorme suit l'action a travers une large fissure entre les planches du mur. Au milieu de la cour, on voit une table de bois, deux bancs. L'homme en cuir noir s'installe, Witold veut faire de meme mais les soldats l'em- poignent, le retiennent debout. L'endroit se met soudain a ressembler a ces arriere-cours incertaines ou l'on s'egare durant les mauvais songes. Il y a cette table, en plein soleil, au milieu de la neige pietinee. Les soldats qui transportent des caisses, des bidons d'essence, des marmites: ils traversent la cour sans preter attention a l'interrogatoire, disparaissent de l'autre cote. Le hurlement des avions devient parfois assourdissant, puis s'interrompt et l'on entend alors la chute sonore des gouttes qui glissent du toit encore alourdi de glace. L'homme en cuir crie un ordre et le manege des porteurs s'arrete. On ne voit plus que la table de l'interrogatoire et ce camion militaire gare sous un arbre.
Quand le bruit des avions faiblit, Jacques Dorme saisit certains mots mais plus que les mots c'est la difference entre ces deux hommes qui compte, il le sent, c'est d'elle que depend l'issue: ce pilote, grand, au visage ouvert, a la voix ferme et cet homme en noir, tres soigne malgre la boue printaniere et qui devisage le Polonais sans cacher sa haine. A un moment, leurs voix montent. Pour couvrir la stridulation des stukas, se dit Jacques Dorme. Mais le ton continue a se durcir meme dans le silence revenu. Il voit l'homme en cuir noir se lever, les deux poings sur la table. Witold crie en agitant les mains, les soldats lui pointent leurs mitrail-lettes dans les cotes. Jacques Dorme entend le nom de Staline que le Polonais crie avec un eclat de voix meprisant. L'homme en noir se releve de nouveau, sa bouche se tord, siffle plusieurs fois: «Chien d'espion…», et soudain, il se met a degainer. Les secondes deviennent incroyablement longues. Witold et les deux soldats le regardent faire, immobiles. Jacques Dorme croit que cette fixite des regards dure au moins une minute. L'homme empoigne le pistolet, tout le monde a le temps de prendre conscience de ce qui se passe, Witold a le temps de lecher ses levres. Et le coup part, puis un autre.
Jacques Dorme comprend que cela est impossible. On ne tue pas un homme comme ca, sans jugement. C'est un coup a blanc, sans doute, pour faire peur. On ne peut pas tuer un homme devant cette table, sous ce soleil… Witold tombe. L'homme en cuir noir range son pistolet, les soldats tirent le corps dans la porte ouverte d'une baraque.
Se retrouvant sur le banc, Jacques Dorme a l'etrange sentiment qu'il n'a pas quitte son poste d'observation, derriere le mur du hangar, qu'il continue a observer la scene, qu'il y a tout simplement cet autre homme, lui, qui va maintenant parler pendant quelques minutes et ensuite mourir. Celui qui regarde par la fissure devrait faire quelque chose: se jeter sur le petit homme en cuir, lui arracher son pistolet, crier, alerter un commandant. L'homme repete sa question, un des soldats pousse le canon de sa mitraillette dans la nuque de Jacques Dorme, l'incitant a parler. Il repond, s'etonne de la correction mecanique de ce qu'il dit, se rend compte qu'il parle en russe et que c'est la premiere fois que cette langue lui est a ce point utile. Il a encore assez de sang-froid pour comprendre l'etrangete de cette premiere fois. Pour comprendre que ses reponses n'ecarteront pas ce qui l'attend et que cette connaissance du russe est la charge la plus lourde contre lui, contre cet «espion» parachute par les Allemands et qui se fait passer, quelle fantaisie! pour un pilote francais. Il croit surtout avoir reconnu l'homme en cuir, non pas lui, mais ce type d'hommes qu'il a decouvert en Espagne. Des hommes en cuir noir. Les aviateurs