pilote, des cieux encombres de poutres d'acier, de bouts de cables, de branchages dans lesquels l'avion se frayait un passage tortueux, insupportablement lent. Il se reveillait souvent, etouffe dans ces echeveaux. Et le jour, c'est le vide qui le surprenait. Cette ruelle deserte a Port-Vendres, a quelques heures des derniers coups de feu, a quelques kilometres des villes bombardees et des foules hurlantes, cette fenetre ouverte d'un rez-de-chaussee, une femme qui repasse du linge, sa fille qui, de la rue, tend une poupee et la pose sur l'appui de la fenetre, le chuintement doux de l'eau sous le fer, la vapeur qui a le gout poignant d'une vie heureuse. Il lui faudrait plusieurs mois pour s'habituer a ces beances de bonheur et de routine, les pieges de l'oubli.
A Paris, il essaya de peupler ce vide par la volubile excitation du cinema, alla voir tous les derniers films et remarqua, a une seance, cette spectatrice qui pleurait: sur l'ecran, l'heroine sanglotait, le visage intact leve au- dessus d'une lettre. Il ne suivit plus l'intrigue, se souvint des rues de Barcelone, d'une mere hagarde avec un enfant mort dans ses bras… En sortant, il s'amusa a observer une jeune blonde qui, derriere la vitre d'un bureau, parlait au telephone, la tete defiguree par un masque a gaz. C'etait amusant et aussi troublant pour lui, car la jeune femme ressemblait beaucoup a sa fiancee. Il venait de recevoir une lettre de rupture: elle lui reprochait son engagement en Espagne, son absence qu'elle ne voulait plus supporter et qu'elle appelait «ton penchant pour le vagabondage». Il sourit, avec aigreur. Derriere la vitre un homme rajustait le masque sur la tete de la femme blonde qui tournait vers lui son museau de tapir. Non, c'etait plutot amusant. Il se promit de le raconter aux siens qu'il devait revoir au debut du mois de septembre.
Le jour de son arrivee dans la maison familial fut celui ou l'on declara la guerre. Son frere de seize ans cachait mal sa joie: il revait de devenir capitaine de bateau. Jacques Dorme l'entendit meme s'ecrier: «Pourvu que ca dure un peu!» Il ne dit rien, sachant que pour craindre et hair vraiment la guerre il fallait l'avoir faite. Au moment du depart, sa mere prononca presque les memes paroles, sans doute, que celles qu'elle avait adressees a son mari, en 1914. Le portrait du pere etait toujours au meme endroit, au salon, mais a present cet homme photographie un an avant son depart au front paraissait a Jacques Dorme etonnamment jeune. Et il etait reellement plus jeune que son fils.
Il se rappela l'episode de la blonde au masque a gaz durant cette nuit sans sommeil, a Stalingrad, au mois de mai 1942, le raconta a la femme qu'il venait de rencontrer au milieu des trains. Ils rirent en imaginant le genre de grognement qu'un amoureux pouvait entendre a l'autre bout du fil. Et dans un bref vertige, il revit tout ce qui le separait de cette journee parisienne, tout ce qui en moins de deux ans l'avait rendu autre, toute cette epaisseur de vie et de mort qui s'etait engouffree en lui. Une journee d'aout a Paris, a la sortie d'un cinema et, a present, cette grande maison en bois a moitie detruite par une explosion, cette femme inconnue et soudain si proche, cette bourgade derriere la Volga, le terrible spasme d'un pays qui s'apprete a se battre pour sa survie, et le calme infini de ces minutes, de cette etoile dans la cassure du mur, de la senteur des grappes blanches qui respirent dans le noir. Et ce vertige a la pensee de ce qui l'a amene jusqu'a cet endroit.
Il s'efforcerait de le dire, cette nuit, dans le desordre des souvenirs, des oublis, des aveux inattendus pour lui-meme. De temps a autre, un silence tomberait, ils se regarderaient, unis par la conscience de l'extreme faiblesse des mots.
Les silences cachaient aussi sa reticence a avouer qu'il avait plus d'une fois joue sa vie. Il parla de «serpentins enflammes» pour decrire les rafales tracantes dans les nuits de combats aeriens en mai-juin 1940. Il venait de dire que les pilotes de son escadrille s'etaient battus a un contre cinq et se reprit aussitot, craignant le ton de bravade, evoqua ces bouts de serpentins brulants dans lesquels la chasse allemande les emmelait. Comme par une nuit de bal…
Son dernier combat, Jacques Dorme le raconta aussi en quelques mots, surtout pour faire comprendre que sa presence ici, dans cette gare de triage, dans cette ville russe, tenait finalement a sa resolution teigneuse de rattraper un bombardier allemand, ce Heinkel vide de ses deux tonnes de mort et qui revenait vers sa base comme on rentre du travail. Par un bel apres-midi de juin… L'avantage de la vitesse qu'avait son Bloch sur l'Allemand etait minime, il savait que la poursuite prendrait du temps. Il lui restait peu de munitions: il faudrait s'approcher prudemment, en evitant les nombreuses mitrailleuses du bombardier, man?uvrer a coup sur, tirer sans compter sur une seconde chance. Il mit une heure interminable a compresser la distance, a affiner l'angle d'attaque et, a la fin, semblait connaitre de longue date celui qui pilotait le Heinkel, deviner les pensees de l'homme derriere le reflet du cockpit… Il l'abattit en gardant cet etrange sentiment de lien personnel qui d'habitude n'avait pas le temps de se former dans la fievre des rapides duels des chasseurs. A la satisfaction de la tache accomplie s'ajouta cette idee a peine formulee: la vie de ce pilote et des hommes d'equipage, les ultimes secondes de leur vie… Il fut attaque a ce moment-la, comme dans un cinglant rappel a l'ordre. Interdit de revasser! La transparence de la vitre s'irisa sous des coulees d'huile giclant en eventail, le vent siffla dans cette coquille eclatee, le contour d'un Messerschmitt se dessina lentement, dans une abrupte plongee verticale. Il reussit a se poser sur le fuselage, perdit connaissance, se reveilla prisonnier.
Le recit de ce dernier combat est interrompu par le passage d'un convoi qui cadence sourdement sa lourdeur, dans le noir. Un convoi vers l'est. Jacques Dorme se tait et ils restent tous les deux a ecouter l'essoufflement du bruit et, d'un wagon a l'autre, un rale de douleur, un cri, une reponse injurieuse a ce cri. La fraicheur de l'air se mele avec la lie saumatre des blessures.
«Je pense que, de toute facon, je n'aurais pas eu assez de carburant pour rentrer, je volais deja tres loin derriere la ligne du front. Je m'etais emballe…» Elle devine que dans l'obscurite il sourit. Comme pour s'excuser d'avoir parle de sa victoire, de ses contorsions pour arracher son avion a la vrille, de son evanouissement. D'en avoir parle tout pres de ces wagons remplis de milliers de soldats qui oscillent au-dessus de la mort. Il sourit.
Si aimer a un commencement, ce dut etre, pour Alexandra, ce leger sourire invisible dans l'obscurite.
Durant les mois de captivite, il revenait souvent, par la pensee, a ces jours de mai et de juin 1940 et, chaque fois, c'est l'abondance de ciel qui le frappait. Il n'y avait rien eu d'autre dans ces semaines de combats, aucun souvenir de ce qui se passait au sol, aucune rencontre dans les rues des villes, juste ce bleu, des archipels eclates de nuages, un infini bleu d'ou la terre avait disparu. Sa memoire ne le trompait pas: avec plusieurs vols par jour, avec des sommeils brefs remplis de ces memes vols, il n'avait tout simplement pas le loisir de se retrouver souvent sur la terre ferme.
A present, dans l'espace reduit du camp, la collante gravitation du sol pesait a la plante des pieds. Et la nuit, l'odeur de terre fraiche stagnait dans leur baraque, piquait les narines par son acidite humide. Ils etaient pourtant privilegies, lui et les trois pilotes polonais avec qui il partageait cette batisse basse a cote de la ferme transformee en camp pour prisonniers de guerre. Il etait passe par plusieurs autres endroits, d'abord en Allemagne, avant de se retrouver ici, a la frontiere orientale de la Pologne ecrasee. Tout le monde devinait qu'une autre guerre germait deja. Ces pilotes emprisonnes pourraient etre utiles. Les officiers allemands qui venaient de temps en temps en inspection leur faisaient comprendre qu'ils avaient tous desormais un ennemi commun et qu'entre gens civilises il serait toujours possible de s'entendre. Ainsi avaient-ils droit a la meme nourriture que les gardiens et a ce logis ou, au lieu des bat-flanc, chacun disposait d'un lit. Ils allaient et venaient a travers le camp sans avoir besoin d'autorisation.
Au cours de ces flaneries, Jacques Dorme vit de l'autre cote de la route les baraques des prisonniers ordinaires et un jour, pour la premiere fois de sa vie, une execution par pendaison: un des pendus etait de tres grande taille, ses orteils piquaient dans la terre comme la pointe d'une toupie, son corps fit plusieurs tours sur lui-meme, avant de se relacher… Jacques Dorme eprouva une vague honte, s'en voulant de ce statut d'aristocratie militaire dont jouissaient les pilotes.
C'est dans ce camp-la, derriere la route, qu'il apercut durant l'ete 1941 une longue colonne de soldats russes et sut ainsi que cette autre guerre que tout le monde attendait venait d'eclater.
Une nuit, l'odeur terreuse qui le poursuivait fut insupportable. Il se leva, traversa la piece dans le noir, voulut pousser la porte et, soudain, derriere l'empilement de vieilles caisses apercut une lueur, puis la silhouette d'un des Polonais. L'odeur venait de la. Il s'approcha. Les hommes, se voyant pris en flagrant delit, ne cacherent plus rien.