russes, il s'en souvient, interrompaient leurs discussions quand l'un de ces hommes s'approchait, et Jacques Dorme ne parvenait pas a comprendre cette crainte chez des pilotes qu1 croisaient la mort dix fois par jour. Ils se raidissaient et donnaient pour toute explication une combinaison de lettres: la Guepeou ou encore le NKVD…

Le hurlement des avions en pique efface les paroles. Ils se taisent l'un face a l'autre, les yeux dans les yeux. Subitement, Jacques Dorme devine que l'homme en cuir a tres peur, que ces etroits yeux marron louchent de peur. Un avion passe au-dessus des hangars, plonge sur les fantassins qui, dans la rue voisine, preparent l'evacuation. Il y a des cris, le pietinement d'une foule. Jacques Dorme leve le regard, remarque l'encoche d'un autre avion et dans un ciblage machinal, immediat, evalue l'angle, la distance, la vitesse d'approche… Il veut prevenir l'homme en cuir mais celui-ci court deja, court lentement, embrouille dans les pans raides de son manteau, la main serrant la gaine du revolver. Il devrait tomber, se jeter derriere un mur, sous ce banc ou se glisse Jacques Dorme mais le stuka passe deja, perce les oreilles de sa stridulation, mitraille.

Il y a toujours la meme table au milieu de la cour, le meme soleil, la glace qui fond en longues gouttes irisees. Et a present, pres du marchepied du camion, ce corps en cuir noir, recroqueville, la tete eclatee retombee sur la poitrine. «L'homme qui voulait me tuer…», se dit Jacques Dorme sans saisir encore le sens de ses Paroles. «L'homme que j'ai voulu sauver…»

Il n'a pas le temps de prendre conscience de ce qui lui arrive. Un tout-terrain s'arrete dans la cour, l'officier qui les y a conduits ce matin descend, lui donne une tape sur l'epaule: «Alors, ca y est, il vous a controles, notre chasseur d'espions?» Jacques Dorme, d'un coup de menton, lui montre le camion. L'officier lance un long sifflement, suivi d'une bordee de jurons. Il va voir le cadavre, s'incline, retire le pistolet et explique avec un clin d'?il: «Il a tue plus de Russes que d'Allemands avec ca. Seulement ne repete a personne ce que je te dis…» Jacques Dorme lui parle de Witold. Le meme sifflement, un peu plus court, les memes jurons: «Pauvre Polack! Vraiment pas de chance… Non, on n'a pas le temps. Les Fritz vont etre ici avant la nuit. Monte vite, on doit voir le colonel Krymov.» Jacques Dorme refuse, argumente. L'officier insiste, s'emporte, agite le pistolet qu'il vient de prendre au mort. Jacques Dorme sourit: «Vas-y, tire, il y en aura au moins un qui ne sera pas russe.» Ils finissent par charger le corps de Witold dans la voiture et partent en louvoyant entre les crateres de bombes et les carcasses des camions en feu.

Le colonel Krymov est introuvable. Au poste de commandement, on hausse les epaules, son aide de camp leur conseille d'attendre. Ils decident de passer en revue toutes les maisons, peu nombreuses, ou l'on voit de la lumiere. La derniere a visiter est cette isba dont les vitres scintillent d'une lueur fuyante. Avant de frapper, ils s'approchent de la fenetre, regardent. La piece est eclairee par le rougeoiement du feu dans le grand poele. Sur le lit, on voit se debattre un home nu, lourd qui semble etre seul, il se laisse tomber de tout son long, rebondit, retombe. Soudain sa main plonge dans le creux du lit et en extrait un lourd sein de femme qu'il malaxe entre ses doigts. Le lit est tres profond, tres creuse par le poids des amants et le corps de la femme est noye dans ce giron. L'homme s'abat, emerge, sa main repeche cette fois une cuisse large, rosie par le feu. C'est un lit a roulettes: a chaque assaut, il se deplace en avant puis, un peu moins, en arriere. Un manteau militaire semble assis, raide, sur une chaise.

Ils voient Krymov une heure apres, au poste de commandement. Il leur indique le chemin a prendre demain et conseille de partir tres tot car «ici, ca va etre joyeux». La durete et la tristesse de sa voix surprennent Jacques Dorme. Joyeux… Il ne comprend pas. «Les limites de mon russe», se dit-il.

Il gele tres peu la nuit, la terre a l'angle d'un verger est legere. Quand la tombe est recouverte, Jacques Dorme enfonce une croix: deux bouts de planche serres avec du fil de fer. «Finalement, tu as bien fait», soupire l'officier et il tire trois coups de feu dans le ciel avec son pistolet.

La pulsation de la vie toute neuve car sauvee de justesse l'empechera de dormir. Surtout cette pensee: il ne pourra jamais expliquer a personne que la guerre, c'etait tout cela aussi.

***

La guerre resonnait egalement dans la voix de son nouvel accompagnateur (Jacques Dorme finirait par croire que ses cornacs successifs ne savaient pas comment se debarrasser de lui). Ce lieutenant annonca avec un petit rire sec: «A propos, le regiment de Krymov… Hache menu. Pas un ne s'en est sorti. Du village, il ne reste plus une maison. Oui, un vrai hache-viande.» Le geste vint appuyer ses paroles.

Le lendemain, ils repasserent dans ce village, repris entre-temps aux Allemands, et tomberent sur un jeune telegraphiste mort, etale sur la route, pres du fil rompu par une explosion. Ses bras dechiquetes par les eclats, il avait serre les bouts du fil entre ses dents… Le lieutenant sembla etonne surtout par l'astuce du soldat.

Cette legerete aussi, c'etait la guerre.

Tout comme cette hallucination qui fit resurgir, le matin suivant, l'homme en cuir noir…

Ils arriverent au bout d'un champ enneige, reconnurent l'aerodrome qu'ils cherchaient depuis quatre jours, et la, autour d'un lourd trimoteur, la scene de l'interrogatoire se repeta comme dans le songe fievreux d'un blesse. Il y avait cet homme portant un long manteau de cuir noir, un homme plus grand et assez different du premier mais son role etait le meme. Pistolet au poing, il tournait au milieu d'un groupe de militaires, vociferait des menaces accompagnees d'injures, indiquait l'avion, et de temps en temps donnait une tape sur le fuselage. Il sembla ne pas remarquer l'arrivee de Jacques Dorme et de son guide, le lieutenant.

«Je connais votre travail de sape! hurlait-il. Je vous ai pris la main dans le sac. Je sais que vous voulez saboter les decisions du Commandant supreme…» Melees aux jurons, ces accusations avaient, aux oreilles de Jacques Dorme, une resonance bizarre: le Commandant supreme, Staline, se retrouvant entre une «putain» et une «mere baisee»… Un militaire en combinaison de pilote intervint avec la voix d'un eleve qui cherche a se justifier: «Mais, camarade inspec-teur, on ne peut pas charger le double de sa capacite…» Il y eut une nouvelle procession de «meres» et de «putains», suivie cette fois par le Parti: «Si le Parti a decide que cet avion pouvait pendre trois tonnes c'est qu'il peut les prendre! Et celui qui s'oppose aux resolutions du Parti est un larbin fasciste et va etre liquide!» Le canon du pistolet pointa dans la joue de l'aviateur qui avala sa salive et souffla: «Je veux bien essayer encore une fois, mais…» L'homme en cuir baissa le pistolet: «Mais ce sera la derniere. Le Parti ne tolerera pas la presence d'agents fascistes dans les rangs de nos escadrilles.»

Le pilote et un autre militaire prirent place dans l'avion. Jacques Dorme avait l'impression de les suivre, d'imiter leurs gestes dans le cockpit, de voir le tableau de bord… Il avait reconnu l'avion au premier coup d'?il malgre l'etat de l'appareil: c'etait un Junkers 52, le meme modele qu'il avait pilote en Espagne. On avait enleve la mitrailleuse, demonte la tourelle (peut-etre pour pouvoir charger les fameuses trois tonnes decidees par le Parti…). Et la surface du fuselage et les ailes avaient ete badigeonnees d'un bleu trouble.

La piste etait suffisamment longue mais l'elan s'engagea, poussif, les cahots de la course rabattaient l'appareil contre le sol. Une centaine de metres avant la bordure de congeres, l'avion sursauta, dressa le nez, puis colla a la piste, entama un virage, se deporta vers la neige vierge. Le moteur se tut.

L'homme en cuir tira son pistolet et se mit a courir vers l'appareil. Tout le monde le suivit mais d'un pas entrave, ne sachant comment eviter la lachete de la participation. Le pilote etait descendu et se tenait pres de l'avion, le regard sur celui qui courait. Son camarade s'etait cache derriere, faisant semblant d'examiner une helice.

L'homme en cuir aboya, la gorge rayee par l'air froid et la colere: «Non seulement tu n'obeis pas aux ordres du Parti, mais tu as essaye de detruire le materiel de guerre. Et pour ca, vous passerez tous devant une cour martiale, et toi aussi!» Il se tourna vers un grade qui restait a l'ecart.

Le lieutenant intervint a ce moment-la, se presenta, presenta Jacques Dorme. L'homme en cuir les devisagea avec morgue, puis s'ecria sur un ton tres aigu: «Mais qu'est-ce qu'il attend. Qu'il monte, qu'il prouve qu'il est pilote et non pas un espion qu'on a parachute cette nuit!»

Jacques Dorme contourna l'avion, demanda a voir le chargement. Le pilote soupira, ouvrit la Porte, ils grimperent dans la carlingue obscure du Junkers. L'interieur etait occupe par de grandes caisses en bois remplies a ras bord de ferraille: epaisses dalles de fonte, chenilles de chars… Ce vol d'essai etait sans doute prevu Pour mesurer la cargaison maximale. Ils descendirent. On entoura Jacques Dorme. Le silence etait d'acier. On entendait les bourrasques siffler sur le tranchant des pales. «C'est faisable, affirma Jacques Dorme, mais j'aurai besoin d'une chose…»

L'homme en cuir eut une grimace de mefiance: «Quoi encore? Un moteur supplementaire, peut-etre?» Jacques Dorme secoua la tete: «Non, pas un moteur. Il me faudra deux morceaux de savon…»

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