d'hommes qui s'entre-tuaient a Stalingrad, ce bout de tole a helice ne peserait pas lourd. Pourtant, a chaque vol, cette certitude irreflechie revenait: c'est cet avion-la qui ferait que ne soit pas detruite une vieille maison en bois avec des branches de merisier sous les fenetres.

En avril 1944, il devint ce qu'on appelait dans le langage des pilotes un «leader». Aux commandes d'un bombardier – un Boston ou un Boeing 25 – il guidait desormais une dizaine ou une quinzaine d'Aircobra en ressentant tout autrement le poids de cette petite escadrille dans la balance de la guerre.

La joie etait dans la confiance que les autres avaient en lui, dans la lumiere convalescente du soleil polaire qui se montrait de plus en plus longuement, dans le devouement des gens au sol qui par temps de blizzard, marquaient les pistes avec des branchages de sapin. Et aussi dans la pensee que ces vols du bout du monde avancaient la liberation de son pays natal.

Un jour, il lui fut donne d'eprouver un choc qu'aucun risque mortel n'aurait provoque. Il venait d'atterrir et, encore engourdi par plusieurs heures de vol, vit une colonne de prisonniers qui longeait l'aerodrome. Depuis une semaine, du matin a la nuit tombante, ces hommes cassaient la glace, installaient des dalles d'acier, les recouvraient du gravier des nouvelles pistes. Ce soir-la, ils s'eloignaient, en file indienne, au milieu des congeres. Les gardes les encadraient, les mitraillettes pointees vers cette masse humaine transie et chancelante de fatigue. Jacques Dorme les suivit du regard, chercha les yeux des autres pilotes mais ils se detournaient, presses de s'installer a l'abri du vent, de manger… Une mitraillette cracha au moment ou lui aussi allait enjamber le seuil. Il vit ce qui avait precede le coup de feu. Un prisonnier avait glisse et, pour ne pas tomber, s'etait un peu ecarte de la file des marcheurs. Un garde tira sans attendre, le coupable tomba, la colonne se figea une seconde, puis reprit son mouvement cahotant. Jacques Dorme se jeta vers le garde, le bouscula, cria sa colere. Et entendit une voix egale: «Application du reglement.» Ensuite, plus bas, sur un ton de mepris haineux: «T'en veux aussi une paire dans les couilles?» Un pilote attrapa Jacques Dorme sous le bras, l'entraina fermement vers les gens de l'escadrille…

Pendant le repas, il sentit que leurs voix etaient faussees par l'impossibilite d'avouer, par la honte aussi. La honte qu'un etranger ait vu cela. L'unique chose vraie qu'il apprendrait, a ce diner, serait le «reglement», les paroles repetees machinalement par les gardes avant le depart de la colonne des prisonniers: «Un pas a gauche, un pas a droite, je tire sans sommation.»

La nuit, dans la carlingue noire d'un Douglas de transport qui les ramenait a leur base, il resta eveille, ses pensees revenant sans cesse a cet etrange pays dont il parlait deja bien la langue, qu'il croyait si bien connaitre et qu'il ne comprenait pas, qu'il refusait parfois de comprendre. Il le compara a la France et fit alors cette reflexion qui le laissa perplexe lui-meme. Ce pays etait lui aussi occupe. Comme la France. Non, pire que la France, car il etait occupe de l'interieur, par le regime qui le gouvernait, par l'esprit de ce reglement: «Un pas a gauche, un pas a droite…»

Le souvenir de cette mort empechait la joie facile qu'il eprouvait avant: la luminescence douce, bleutee du tableau de bord des Boston, bien plus agreable que l'eclairage cru dans les avions russes, le confort presque superflu du cockpit et, a l'atterrissage, une mecanique parfaitement obeissante. En descendant sur la piste, il se rappelait a present la file indienne des prisonniers et celui qui avait trebuche sur un sentier de glace.

Il se souvint de lui a la fin du mois d'aout 1944, mais d'une facon nouvelle. Ce jour-la tous ses camarades, les pilotes et les mecanitiens, le fetaient depuis le matin: on venait d'apprendre la liberation de Paris. Repondant a leurs felicitations, Jacques Dorme se demandait ce qu'ils savaient de la France. Dans leurs exclamations, revenaient la Commune de Paris, Maurice Thorez et, couvert d'opprobre et deforme par l'absence de sons nasaux en russe, le nom du marechal Petain. Il n'essayait meme pas d'expliquer, se sentant enfin debarrasse du poids de la defaite francaise que parfois, dans les conversations, les gens semblaient lui reprocher. A present, ils riaient et disaient que, une fois Hitler chasse, le peuple francais reglerait leur compte aux capitalistes et se mettrait a construire le communisme. Un peu assourdi par leurs voix, il imaginait quel genre de livres ils avaient pu lire sur la France. Le recit d'Alexandra revint a sa memoire: ce recueil de textes qu'elle avait deniche dans la bibliotheque d'une ville siberienne, lieu ou elle etait assignee a residence. Des textes d'auteurs francais traduits en russe, dont un poeme, veritable «hymne a la Guepeou»…

Dans la monotonie du vol, il se representa Paris, la liesse populaire, les fenetres ouvertes sur un beau ciel estival. Et surtout les terrasses des cafes, une vie attablee, volubile, legere, faite de bribes de paroles, de coups d'?il echanges, de la connivence des corps qui se frolent… Sous les ailes du Boston, a travers une fine couche de nuages, se dressaient les cretes de l'infini plateau de la Kolyma, encore teinte de vert et anime de cours d'eau. «Dans quelques jours, pensa-t-il, tout cela sera blanc. Et sans vie…» Resteraient seules ces rangees de rectangles, les baraquements et les miradors d'un camp, fidele jalon des pilotes au milieu de cette demesure montagneuse sans reperes. L'unique balise, ces milliers de vies humaines concentrees dans ce neant. Il revit mentalement les petites tables rondes des terrasses et se dit que l'auteur de l'«hymne a la Guepeou» devait etre assis, en ce moment meme, a l'une de ces tables, devait parler a une femme, commander du cafe ou du vin, commenter le passe, critiquer le present, exalter le futur. Jacques Dorme comprit soudain qu'on ne pourrait jamais raconter a cet auteur l'infini qui s'etendait sous les ailes de l'avion, ni le reglement «un pas a gauche, un pas a droite», ni la mort du Prisonnier qui avait trebuche… Non, impossible. Il eprouva comme un spasme musculaire qui figeait ses machoires. La-bas, a leur table de cafe, ils etaient en train de parler une autre langue.

C'est durant ce vol que pour la premiere fois Jacques Dorme se vit etranger dans le pays ou il etait ne.

Il ne reconnut pas tout de suite l'homme en cuir noir. D'ailleurs celui-ci ressemblait tres peu au petit inquisiteur qui avait tue Witold. Encore moins au deuxieme, le gros hysterique qui ordonnait le decollage d'un avion surcharge. Ces deux-la sevissaient quand la guerre semblait perdue, ils avaient plus peur que les soldats qu'ils menacaient. L'homme que Jacques Dorme vit en decembre 1944 avait deja l'assurance d'un vainqueur. Il etait petit et maigre comme le premier, mais son manteau de cuir etait double d'une epaisse fourrure. Il en secoua les revers quand un peu de givre tomba d'une helice dont il voulait connaitre, personne ne comprenait pourquoi, les caracteristiques. Sa curiosite deconcertait. Les pilotes avaient l'impression de subir un interrogatoire dont les questions trop simples n'etaient qu'un moyen de confondre l'interroge. Parfois il souriait et Jacques Dorme remarqua qu'au meme instant le sourire disparaissait des visages.

L'homme inspectait les avions, posait ses etranges questions qu'on aurait jugees stupides si elles n'avaient pas eu de double fond, n'ecoutait jamais jusqu'au bout, souriait. Tout le monde comprenait qu'il etait venu parce que la guerre allait prendre fin et qu'a Moscou on avait besoin de rappeler qui etait le maitre. Pourtant les pilotes ne pouvaient pas encore deviner que bientot les Americains qui livraient ces innombrables Douglas, Boeing et Aircobra allaient redevenir des ennemis et que tous ceux qui avaient participe a ce pont aerien seraient suspects. L'homme en cuir noir etait la pour reperer deja les egares, prevenir la contagion ideologique.

A la fin de son inspection, il convoqua les responsables de la base et les «leaders» des escadrilles. Il parla du relachement de la discipline communiste, de la baisse de la vigilance de classe mais surtout fustigea les graves erreurs dans l'organisation des vols. «Le commandement a tolere une anarchie totale, martela-t-il. Les bombardiers volaient dans les memes groupes que les chasseurs et les avions de transport. Je vous engage a mettre fin a ce desordre. Les chasseurs doivent voler avec les chasseurs, et les bombardiers…»

Les pilotes se jetaient des coups d'oeil furtifs, se frottaient le front. On esperait secretement que l'homme en cuir se mettrait soudain a rire et annoncerait sur le ton d'une blague: «Je vous ai eus, hein!» Mais sa voix restait accusatrice et metallique. Quand il parla des itineraires de vols incorrectement traces, un des pilotes intervint, avec retard, comme s'il lui avait fallu du temps pour se decider: «Mais, camarade inspecteur, un Boston a des moyens de liaison beaucoup Plus…» Il voulait dire qu'un bombardier etait mieux equipe en moyens de navigation qu'un chasseur. L'homme en cuir baissa la voix, chuchota presque et c'est ce chuintement menacant qui coupa la parole au pilote mieux que n'aurait fait un cri: «Je vois, camarade lieutenant, que les contacts avec le monde capitaliste vous ont ete bien utiles…»

Durant quelques secondes de silence pesant, on n'entendit que le fouettement du blizzard qui s'acharnait contre les vitres et le grincement du gravier que les prisonniers deversaient sur une piste. Tres physiquement, par la peau, Jacques Dorme sentit la fragilite de la frontiere qui separait, dans ce pays, un homme libre, ce lieutenant qui se taisait en regardant ses grandes mains posees sur la table, et ces prisonniers qui avaient pour toute identite un numero cousu a leur veste ouatee.

«Eh bien, pour ces contacts, on verra apres la victoire, reprit l'inspecteur. Mais a present, il faut remettre de l'ordre dans cette pagaille. Voici la carte qui vous indique les itineraires les plus directs entre les aerodromes. Desormais vous passerez par Zyrianka et non par Seimtchan. Des centaines de kilometres de gagnes et une

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