habituee a les voir repartis dans les chambres, surpeuplees certes, mais ou la multitude de leurs mutilations et de leurs souffrances avait encore des visages individuels. La, dans cette enfilade de douleur, l'?il ne voyait plus qu'une egale matiere meurtrie. Bosselee de tetes blemes, blanchie de pansements.

Une demi-douzaine de femmes chanterent en choeur, sans accompagnement. Des voix resonnaient, nues, et meme dans les chansons enjouees laissaient fremir une corde trop tendue trop proche des larmes. Les applaudissements etaient peu sonores: beaucoup de bras en echarpe et des moignons au lieu des bras.

A present, c'etait leur tour. Une infirmiere posa une chaise au bord de la scene. Deux soldats vinrent y placer un cul-de-jatte, un homme jeune, a la flamboyante chevelure rousse, au regard crane. On lui apporta un accordeon. Comme dans un songe, Alexandra et Jacques Dorme monterent sur les planches qui sentaient le bois frais.

La memoire des corps l'emporta vite sur la crainte de ne pas se rappeler le mouvement. L'accordeoniste jouait avec un imperceptible retard sur le rythme d'une valse comme s'il avait voulu les voir danser le plus longtemps possible. En tournant, ils voyaient le feu de sa chevelure et ce contraste dechirant: un sourire large, l'eclat des dents et les yeux remplis de detresse. Par breves intermittences, ils remarquaient aussi les regards des blesses, des rangees d'etincelles qui brulaient leurs corps de danseurs. Il ne restait plus rien de leur dispute du dejeuner. Toutes les paroles etaient calcinees par ces regards. Un avion passa tres bas et, pendant quelques secondes, effaca les notes. Ils continuerent a tournoyer dans ce vacarme comme on plonge dans une vague, retomberent dans la musique revenue.

A la fin, ils avaient l'impression d'etre seuls, de danser dans une salle deserte, le visage reflete dans les yeux de l'autre. Elle baissa plusieurs fois les paupieres pour chasser ses larmes.

Deux jours plus tard, il y eut cette froide matinee de brume, et, le soir, le depart. Avant de monter dans le train, il s'etait deja mele aux membres de la future escadrille, a sa nouvelle vie. Le train s'ebranla, les hommes parlerent plus haut, plus joyeusement, sembla-t-il. Elle eut le temps de retrouver encore une fois son visage, a cote de la physionomie rieuse d'un grand gaillard qui saluait quelqu'un sur le quai, puis la nuit melangea les wagons en un seul mur sombre… En rentrant, elle ecoutait en elle les paroles qu'il lui avait dites quand, le matin, ils marchaient le long du fleuve. «Apres la guerre, il faudra quand meme que tu penses a revenir au Pays… Mais si, ils te laisseront partir. Tu seras femme d'un Francais, si tu acceptes de m'epouser, bien sur. Et tu redeviendras donc francaise, et je te montrerai ma ville et la maison ou je suis ne…»

***

Elle parlait lentement, s'interrompant comme pour ecouter le vent qui poncait la steppe ou pour accompagner du regard un oiseau dans le ciel de juillet. Ou peut-etre ces pauses correspondaient-elles, dans sa memoire, a de longs mois qui n'apportaient aucune nouvelle de Jacques Dorme? Je laissais ma vue errer le long d'une etroite riviere d'ou nous parvenait un voile de fraicheur, au-dela des branches des saules et des vernes qui nous protegeaient sous leur tamis mouvant. Les berges etaient craquelees de chaleur, le courant presque immobile semblait s'amenuiser a vue d'?il, aspire par le soleil. J'imaginais a sa place une large etendue d'eau, dans un lointain mois de mai, un lac nocturne et les deux silhouettes de baigneurs decoupees sur le bleuissement d'un orage muet.

Il lui restait peu de choses a me dire. Elle ne parla pas des combats dans Stalingrad, sachant qu'a l'ecole on nous les racontait chaque annee, avec temoignages de veterans a l'appui. Ni de l'enfer vecu a l'arriere, dans des bourgades transformees en vastes hopitaux de campagne. Apres le depart de Jacques Dorme et pendant les trois annees qu'avaient dure ses vols au-dessus de la Siberie, elle avait recu quatre lettres. Transmises de main en main, grace a des militaires en deplacement: l'unique moyen d'envoyer un courrier du desert polaire ou etait basee son escadrille et surtout de dejouer la vigilante chasse aux espions.

Le travail des pilotes sur la ligne «Alaska-Siberie», l'Alsib, etait doublement secret. Pendant la guerre, il fallait le cacher aux Allemands. Apres la guerre, aux Sovietiques eux-memes: la guerre froide venait de commencer et le peuple ne devait surtout pas savoir que ces imperialistes americains avaient fourni a leur allie russe plus de huit mille avions pour le front de l'Est. Tout ce que Alexandra apprendrait viendrait de ces quatre lettres, d'une seule photo et des conversations avec un camarade a qui Jacques Dorme avait demande de la retrouver, un engagement les hommes de l'escadrille prenaient entre eux, en pensant a leurs proches. Il y avait aussi ce voyage qu'elle tenterait au debut des annees cinquante, dans l'espoir de retrouver le lieu de sa mort. Elle en rapporterait peu de choses: le souvenir d'une region a peine accessible, qua drillee ca et la par les barbeles des camps, et en reponse a ses questions, un mutisme prudent, une ignorance reelle ou feinte.

Elle sut pourtant me faire imaginer – presque revivre – l'epoque de ce pont aerien cache au monde. Parmi les itineraires parcourus ou reves de ma vie, l'Alsib fut l'un des premiers a inscrire en moi son espace et son vertige. Cinq mille kilometres de l'Alaska jusqu'a Krasnoiarsk, au c?ur de la Siberie, une vingtaine d'aeroports poses sur le permafrost de la toundra et leurs noms, mysterieux comme ceux des etapes d'une quete: Fairbanks, Nome, Ouelkal, Omolon, Seimtchan… La violence des vents arctiques qui renversaient les hommes et les trainaient sur la glace ou la main ne trouvait rien a quoi se raccrocher. L'air, par moins soixante, dans lequel la bouche mordait comme dans une volee de lames de rasoir. Des escadrilles qui se relayaient, d'un aerodrome a l'autre, sans jours de repos, sans droit a la faiblesse, sans l'excuse des intemperies, des orages magnetiques, de la surcharge des avions. Les pistes d'atterrissage construites par les prisonniers des camps, les environs bosseles de leurs cadavres engivres qu'on ne prenait pas la peine de compter. Le seul decompte portait sur le nombre d'avions conduits par chacun des pilotes: plus de trois cents pour Jacques Dorme, d'apres la lettre de septembre 1944. Et, une addition plus discrete, le nombre d'aviateurs morts dans les crashs: plus d'une centaine, dont le sien, le jour de l'An 1945.

Alexandra avait probablement devine au-dela de ce que les lettres et les conversations ne lui en laissaient savoir. Elle n'etait pas venue reveillonner avec des collegues cheminots le 31 decembre 1944. Une prescience patiente, sournoise l'etouffait. C'etait comme une voix qui s'etait tue la-bas, dans les confins glaces de la Siberie, une voix qui ne repondait plus. Quand, quelques mois apres, un ami de Jacques Dorme viendrait chez elle et lui apprendrait la verite, elle n'oserait pas parler de ce pressentiment, de peur qu'il y voie «des superstitions de bonne femme». Elle m'en parlerait a moi, avec un petit sourire triste, et je rougirais, n'osant pas lui dire a quel point je la croyais, je croyais a chacune de ses paroles, et surtout a cette premonition qui me prouvait la force avec laquelle ils s'etaient aimes.

Je n'avais pas alors (je ne sais si je l'ai aujourd'hui) une meilleure definition de l'amour que cette sorte de priere silencieuse qui relie deux etres, separes par l'espace ou la mort, dans une intuition permanente des douleurs et des instants de joie vecus par l'autre.

La douleur etait, ce jour-la, d'examiner un lourd Douglas C-47 qu'on avait reussi a suivre comme une bete blessee en pistant un filet de sang: malgre une tempete de neige, sur le versant rocheux ou l'appareil s'etait ecrase, cette longue trainee fauve, la couleur du carburant, jaillie au milieu du blanc infini. Couleur chaude dans ce monde de glace. Des vies chaudes, soudainement aneanties, et dont Jacques Dorme se rappelait encore les visages, les voix… La poignee de main de ce pilote qui, avant de monter dans l'avion, lui avait parle de son fils de trois ans reste a Moscou. Une chaude poignee de main.

Par ces froids, tout liquide se figeait dans les entrailles des machines. L'huile se solidifiait en gelee. Et meme l'acier devenait fragile comme du verre. L'air tentait de dissoudre les avions dans sa substance de cristal. Les pilotes passaient tout pres de la zone qui battait les records du froid terrestre: «Moins soixante-douze degres!» avait annonce a Jacques Dorme son mecanicien russe avec une pointe d'orgueil.

La joie etait d'apprendre une technique pour lutter contre la carapace de gel qui, en vol, s'epaississait et peu a peu enrobait l'avion tout entier. Il fallait changer regulierement le regime du moteur: les vibrations, en variant, fendillaient la croute de glace.

La joie etait de penser qu'une dizaine d'avions de plus se dirigeait vers Stalingrad ou l'issue de la bataille dependait peut-etre de ces dix appareils arrives a temps. Ou meme de ce seul chasseur qu'il conduisait, lui, de cet Aircobra alourdi, distances siberiennes obligent, par un reservoir supplementaire de six cents litres sous le fuselage. Il n'etait pas dupe, il savait que dans le monstrueux corps a corps de deux armees, de ces millions

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