exactement a ce que j'avais vu. Dans ce recit begayant d'excitation, l'homme etait assis dans la barque, le pantalon deboutonne, le bas-ventre a l'air, il sifflotait et Mouza, a genoux, avait la tete collee a ce bas-ventre, mais sa chevelure empechait de voir… Le conteur, fier de son succes, rejoua la scene, representant l'homme qui regardait les nuages en sifflotant, la femme et sa bouche deformee par le va-et-vient de l'effort… Village qui ne participait jamais a nos discussions rompit soudain notre cercle et, sans rien dire, frappa. Le conteur bascula en agitant les bras, se releva, les levres en sang, lacha un juron et se tut en rencontrant le regard de Village. Un regard non pas menacant mais triste.

D'une facon ou d'une autre, nous approuvions tous Village, meme celui qui avait recu le coup.

Je revis l'infirmiere un jour ferie de mai. Elle sortait d'un magasin, tenant une poignee d'un grand sac a provisions. L'autre poignee etait tenue par… Je pensai d'abord: son frere jumeau. C'etait son mari et il lui ressemblait comme une cocasse copie masculine. Presque la meme taille, moyenne. La meme corpulence, plutot ronde. Des boucles claires et vaporeuses, plus brillantes meme chez l'homme. Je n'eprouvai ni jalousie ni deception. Le couple rappelait des petits cochonnets de bandes dessinees et ne pouvait donc rien avoir de commun avec la femme silencieuse qui avait soigne ma blessure. De toutes mes forces, je voulus croire a la possibilite d'un tel dedoublement. Il me fallait garder dans le kaleidoscope fracasse de notre vie au moins cette brisure de reve.

Dans ce rapide miroitement de visions, il y eut aussi ces deux jeunes filles et leurs amis qui bavardaient a l'entree d'une allee. Nous les observions du camion qui nous ramenait d'un chantier. Le chauffeur l'avait gare sous les arbres et etait alle chercher un paquet de cigarettes. L'un des garcons etait assis sur son velo, l'autre tenait le sien par le guidon. De notre enclos forme par les ridelles du camion, nous les epiions dans leur petite oasis d'insouciance. Leur liberte nous subjuguait. Meme leur peau etait differente de la notre. Apres quelques journees de fournaise, nos visages pelaient, nos cheveux courts etaient reches et decolores. La peau doree des jeunes filles revelait un mode de vie mysterieux ou l'on prenait soin de son corps comme d'un bien… A un moment, le garcon monte sur son velo attrapa une fine tresse de cheveux glissee sur la joue de son amie et la lui remit derriere l'oreille. Elle sembla ne pas remarquer ce geste, continuant a parler. Je sentis autour de moi une rapide tension musculaire, comme dans une salle de cinema, lorsque le heros avance vers un danger… Une bordee de jurons explosa au milieu de notre foule serree. Des rires, des obscenites, des coups dans la tole de la cabine et puis, comme si quelqu'un en avait donne l'ordre, le silence. Les deux couples s'eloignerent rapidement sous les arbres de l'allee. A cote de moi, une fille qui s'appuyait sur le bord de la ridelle avait les yeux gonfles de larmes.

Du meme kaleidoscope brise fusa cette gerbe d'etincelles: les voyous de la ville qui venaient parfois nous provoquer etaient armes de couteaux courts qu'on appelait «finnois» a double tranchant, et ce soir-la, dans l'air deja sombre, le choc d'une lame contre une barre de fer fit jaillir une minuscule gerbe bleu-vert. Nous ne savions pas encore que ces bagarres etaient en fait un moyen, pour la pegre locale, de nous tester. C'est parmi des jeunes comme nous qu'on recrutait ceux qui n'avaient rien a perdre ni personne a aimer. Ce feu d'etincelles fixa dans mes yeux le visage plat, laid d'un des assaillants. Quelques jours plus tard, je le croiserais pres de la gare. Il serait en train de tendre un briquet a l'homme beige.

C'est de cette gare que je partais pour la bourgade ou vivait Alexandra. Je n'etais pas revenu la voir depuis les fetes de mai et nous etions deja a la fin du mois. Les passagers parlaient d'un incendie qui venait de detruire un depot de chemin de fer, le souffle chaud avait un gout acre de resine calcinee… Je ne trouvai pas Alexandra chez elle, descendis, contournai la maison et l'apercus au loin, debout, a cote des voies. Je la voyais de dos, mais devinais son geste: la main en visiere, elle regardait les nuees de fumee au-dessus des longues batisses du depot. Le mouvement des trains etait interrompu, les casques des pompiers scintillaient au milieu des rails, on entendait le craquement des poutres qui s'effondraient, le sifflement des jets. De temps en temps, l'eclipse cernait a travers la fumee un fantome de soleil, la journee se figeait dans le contraste noir et blanc d'un negatif. Puis la vivacite des flammes, l'intensite du ciel se deversaient dans ce crepuscule momentane. Pres d'un butoir, entre les rails, les grappes d'un lilas semblaient fleurir dans une journee d'un autre monde.

La silhouette d'Alexandra se perdait face a la hauteur des fumees, devant l'horizon des plaines ou menaient les voies desertes. Je la regardais et plus clairement que jamais je croyais comprendre qui elle etait. Je me rappelai les paroles du vieux Tatar Youssouf, son voisin: «Tu sais, Alexandra, vous autres, les Russes…» Il avait raison, cette femme qui se tenait au milieu des rails, le regard fixe sur les flammes, etait russe. Le temps avait efface en elle tout ce qui pouvait encore la distinguer de la vie de ce pays, de ses guerres, de ses douleurs, de son ciel. Elle en faisait partie, comme l'ondulation d'une tige d'herbe au milieu de la houle infinie de la steppe. Elle s'etait invente une patrie lointaine et une langue. Mais sa vraie patrie etait cette piece minuscule dans une vieille maison en bois, a moitie detruite par les bombes. Cette maison et l'infini des steppes alentour. Le lieu ou elle resterait a jamais enfermee, prisonniere d'une epoque faite de guerres et de souffrances. Je me sentis chanceler a la frontiere de ce passe, risquant de me laisser entrainer dans sa beance noire. Il fallait m'en ecarter, fuir.

Une boule de feu frange de suie s'eleva au-dessus du depot. Effraye, je reculai, retrouvai d'un regard inquiet la silhouette d'Alexandra qui etait toujours la, immobile. Et je m'en allai tres vite, en sautant sur les traverses. J'avais peur de la voir se retourner, m'appeler…

Dans le train, je pensai a la langue qu'elle m'avait apprise. Ses mots, je le savais, ne pouvaient rien designer dans le monde qui nous entourait. Je me souvins de Mouza, de sa beaute, de l'homme beige, du recit de l'eleve qui les avait espionnes… L'un des derniers poemes que j'avais decouverts dans les ruines de la bibliotheque de Samoilov parlait d'un couple d'amoureux batifolant dans «un pre de mille fleurs diapre». J'eprouvai soudain presque un degout pour la minauderie de cette coulee de mots. Derriere la vitre du wagon s'etendait la monotonie de la steppe, seche et rude, saignee par le couchant.

J'avais donc appris une langue morte.

En rentrant a l'orphelinat, je remarquai l'absence de Village qui n'etait pas venu diner. Je le retrouvai au milieu des saulaies de la berge, sur l'un de ses lieux de peche. Il fut gene d'etre surpris a fabriquer un jouet d'enfant: un petit radeau fait de buchettes qu'il liait avec des lamelles d'ecorce. Les restes d'un feu de bois fumaient legerement. Pour ne pas perdre la face, il m'expliqua avec un clin d'?il: «Ca va flotter d'abord sur la riviere, puis, hop, dans la Volga, et la, si un brochet ne le bouffe pas, droit dans la Caspienne. Tu te rends compte, les Persans vont le cueillir un jour!» Avec un bout de bois, il sortit de la braise quelques tisons encore rouges, les placa sur son radeau, le mit a l'eau. Nous restames un long moment a suivre dans l'air violet du crepuscule l'eloignement de ces lumignons.

Sur le sentier qui montait vers l'orphelinat, il me confia d'un ton un peu confus: «Tu sais, la barque ou ce salaud et Mouza… enfin… cette barque je l'ai coulee…»

Vingt ans plus tard, quand je commencerais a ecrire, je songerais a faire de cette soiree passee en compagnie de Village une nouvelle sur les dernieres vingt-quatre heures de la vie d'un jeune homme. Car il allait mourir le lendemain soir. Un sujet a effet, penserais-je, la quintessence d'une vie revelee au milieu de l'apaisante banalite d'un crepuscule de mai. Je ne l'ai jamais ecrite, devinant sans doute la faussete d'un pareil jeu d'esprit. Au lieu de reinventer ces vingt-quatre heures pour en tirer le sens, il fallait retenir le peu que j'en savais et le dire en evitant toute tentation philosophique.

Il y eut, le lendemain soir (c'etait un dimanche), la meme bande de voyous «recruteurs» qui, cette fois, nous inviterent a boire. Visiblement, entre le baton et la carotte, ils cherchaient notre point faible. Nous ne refusames pas, certains desireux de jouer les durs, d'autres, tous peut-etre, prets a repondre a la moindre promesse d'amitie. Ils burent aussi et n'avaient probablement meme pas prevu la bagarre qui demarra par un verre renverse, une injure, une gifle. Ou bien, au contraire, tout etait calcule, pour nous diviser entre ceux qui mordraient a la carotte et ceux qui resisteraient.

Nous avions pour seules armes nos cinq kopecks aiguises en lame, puis une barre de fer, arrachee a l'un des voyous, un tesson de bouteille… Je savais deja que les corps a corps etaient beaux seulement dans les films et que cette bagarre ressemblerait aux precedentes: un pietinement lourd, des coups rates, l'absence de pitie pour celui qui tombait, la joie animale devant un signe de faiblesse. L'alcool rendit le combat encore plus laid, nous avions tout simplement l'impression de sauver notre peau. L'un des notres etait deja par terre, referme sur lui-

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