neuf, pour rejouer, a la Potemkine, la meme comedie de la liesse populaire. Sur cette colline, le vent venu des steppes est atroce. On nous dispose en un maigre carre, pour imiter certainement une foule nombreuse. Nous ne parlons plus, restons immobiles sans que les surveillants aient a nous rabrouer. Eux-memes semblent comprendre l'absurdite inhumaine de cette attente. Le jour decline, le cortege ne vient pas. Un grade s'approche de nos rangs, parle a l'oreille d'un surveillant. Celui-ci nous sourit uni peu tristement: «Repos!»
Je me sauve a ce moment-la. Tout le monde est trop fatigue pour nous compter. Je descends la colline sur l'autre versant, je cours vers la ville. Je ne m'explique pas les raisons de ma fugue. Peut-etre le mepris de ce visiteur de marque qui n'a pas daigne venir. Ou bien le bonheur imagine des autres figurants qui sont deja rentres et qui boivent un the chaud, entoures de leur famille. Probablement cette pensee-la. L'intuition fulgurante de ce chez-soi, de sa chaleur, de son calme. Je parcours les rues en simulant le pas des passants, j'entre dans un magasin, je reste un instant, mele a l'attroupement d'un arret de bus. Avec l'espoir irreflechi que leur vie va m'aspirer en elle, faire de moi leur semblable. Un ecran, pareil a une fine facette de glace, me separe de ces gens… Je me retrouve dans une eglise sans aucune intention. particuliere, simplement pour me rechauffer. Le rejet de tout ce qui est lie a la religion est instinctif. Je n'aime pas ces vieilles qui se signent et marmonnent face aux icones enfumees. L'echo sous les voutes est desagreable, glacant. L'iconostase est ecrasante dans sa rutilante richesse. Et meme la flamme des bougies ne parvient pas a degourdir mes doigts, elle les brule, les mord ou bien s'esquive. Je me souviens qu'un jour, a l'orphelinat, on a fait sortir de nos rangs un eleve pour fustiger sa faute honteuse: secretement, quelque vieille tante retrograde l'avait amene a l'eglise et l'avait fait baptiser! Notre mepris pour ce rouquin eplore etait sincere. «L'une de ces vieilles», me dis-je en voyant leurs ombres courbees. La voix du pretre est legerement plaintive, tremblante de froid. Je dechiffre mal sa litanie, il invite a prier, a prier pour tous, pour les proches, pour les lointains, pour les morts… Je regagne l'orphelinat juste avant le diner. Je ne peux avouer a personne que ma premiere tentative de vivre parmi les autres a echoue.
Je ne serais pas non plus devenu celui que je suis sans avoir vecu cette nuit-la, a la fin de l'hiver. Plutot cette heure particuliere lorsque, pour un moment tres bref, s'arretait le passage des trains qui longeaient la maison ou habitait Alexandra. Dans la journee, les voies, distantes seulement de quelques metres des murs en bois, faisaient entendre la bruyante symphonie des convois qui traversaient la bourgade. Les habitants ne remarquaient meme plus tous ces martelements, fracas, sifflements, grincements, amplifications et decroissances. Ils pouvaient reconnaitre a l'oreille le lourd tambourinement d'un convoi venant de l'Oural avec ses wagons charges de minerai, l'onde de choc soulevee par l'express de Novossibirsk, l'interminable percussion des citernes noires qui amenaient le petrole de la Caspienne… Il y avait dans cette vie ferroviaire, vers deux heures du matin, un moment creux, un bref repit entre les trains les plus tardifs et ceux qui allaient, de tres bonne heure, reveiller la gare de triage. Parfois cette pause nocturne etait violee par le passage tres rapide des trains speciaux. De mon lit, separe du reste de la piece par un vieux paravent, il me suffisait de tendre le cou pour voir le defile des longues plates- formes, des baches qui laissaient deviner le contour des blindes, la forme des canons. Je me rappelais alors ce que nos professeurs nous racontaient de la vie du globe. Ces armes etaient destinees sans doute aux defenseurs du Viet-Nam que les Americains etaient en train de bruler au napalm, aux Cubains etrangles par le blocus, aux Africains dans leur lutte de liberation. L'argument me paraissait juste. J'adorais etre reveille par ces trains ombres de mystere.
Cette nuit-la, je manquai le passage du convoi nocturne. Quand je me relevai dans mon lit, la derniere plate- forme glissait deja sous la fenetre. Je distinguai seulement le volume inhabituel des engins transportes: le haut des baches depassait notre premier etage. «Des fusees, peut-etre…», pensai-je a travers un demi-sommeil et je restai un moment a ecouter le long effacement du bruit. La nuit, comme souvent apres les degels de fevrier, etait glaciale et limpide. Dans la partie haute de la fenetre que le givre n'avait pas envahie de ses rameaux, le noir avait l'eclat d'une cassure de granit micace. Entre deux stalactites de glace accrochees a la gouttiere, une etoile se laissait voir en relief, vivante et consciente de notre vie, de l'existence de la vieille maison en bois suspendue dans un isolement total, dans la splendeur un peu terrifiante de ce ciel eveille.
Les dernieres vibrations des rails se turent, le calme allait devenir absolu. Et c'est alors que je discernai un imperceptible murmure qui troublait encore la decantation du silence. Je tendis l'oreille et reconnus la voix, ou plutot l'ombre de la voix d'Alexandra. Le plafond etait faiblement teinte du reflet de sa veilleuse. Confus de surprendre ce chuchotis, j'allais me recoucher quand, soudain, il me sembla entendre mon prenom. «Elle a peut- etre mal au c?ur, me dis-je, et n'a pas la force de m'appeler…» Inquiet mais ne voulant pas me trahir, j'ecartai legerement le satin fatigue du paravent… Dans l'angle de la piece, de l'autre cote de l'armoire qui formait mon recoin, je vis une vieille femme assise sur son lit, les pieds, sous une longue chemise de nuit, poses sur un petit rectangle de tapis. Elle me parut d'abord inconnue. Ses cheveux blancs etaient denoues et touchaient ses epaules. Mais surtout ce geste: la tete profondement baissee, les doigts presses contre le front. Dans le tenu fremissement de ses paroles, je reconnus de nouveau mon prenom…
Je ne pensai pas, je ne me dis pas: «Une femme qui prie.» Mon intuition etait, a cet instant-la, beaucoup moins reflechie. De tout mon etre, je ressentis l'infini du noir dans lequel etait perdue notre maison, l'abime de la nuit, les etendues glacees du ciel et de la terre, et au fond de cette beance, une femme qui disait ma presence dans cet univers.
La veilleuse s'eteignit. Je restai etendu, sans sommeil. Deja au milieu du vacarme matinal des trains, je me souvins qu'elle avait murmure ces paroles secretes dans sa langue maternelle.
Les jours suivants, quand je sus trouver les mots pour comprendre cette nuit, je me rappelai la litanie du pretre, cette voix inegale qui m'avait, deplu. Il invitait a prier, entre autres, «pour ceux pour qui personne ne prie». L'expression, alors incomprehensible, me paraissait a present d'une justesse poignante. Ignorant tout de la pratique religieuse, je voyais dans la priere plutot le fait de penser a un etre, d'imaginer sa solitude egaree sous ce ciel, de le rejoindre par cette pensee, meme s'il ignorait, surtout s'il ignorait cette pensee.
«… pour qui personne ne prie». Dans la grisaille d'une matinee lente a se lever, j'aidai Village a relever ses lignes, toutes sans prise. Le petit feu de bois qu'il venait d'allumer ne servirait donc a rien. «Les mois avec un
«Alors, tu veux aller la voir? dit-il soudain, sans se tourner vers moi.
– Voir qui? demandai-je, perplexe.
– Arrete de deconner, tu sais bien: l'infirmiere?
– Mais… pourquoi? Tu debloques…»
Il se tut, les yeux de nouveau perdus au milieu des broussailles des berges. Febrilement, je cherchai ce qui, dans nos conversations, avait pu me trahir. Rien. Et tout… Chaque mot, chaque geste.
«Donne-moi ta main», m'ordonna-t-il soudain d'un ton presque brutal en se levant. Je tendis ma main droite, il la repoussa, saisi l'autre main et, avant que je puisse reagir, en raya la paume avec un glacon, me sembla-t-il. Non, c'etait une piece de cinq kopecks aiguisee en lame de rasoir. La coupure, peu profonde, brilla, se mit a saigner.
«Tu lui diras que c'etait encore ce bac a merde rouille…» Je restai indecis, regardant tantot lui, tantot le filet du sang. «Vas-y», dit-il plus bas, sans brutalite, et il me sourit avec une expression de bonte que je n'avais jamais vue sur aucun visage a l'orphelinat.
A l'infirmerie, je tombai pour quelques minutes dans cet etat hypnotique que la lenteur de la femme faisait regner autour d'elle. Un etat de felicite pour moi, melange de douceur maternelle et de tendresse amoureuse.
Il ne restait plus de la bibliotheque de Samoilov, dans la piece condamnee, que les volumes tres abimes par l'incendie. Les mains couvertes de cendre, j'essayais de les ramener a la vie, plutot par respect pour leur infirmite. Souvent la lecture devenait impossible. J'avais juste le temps de fixer une feuille brunie par le feu et deja elle s'effritait entre mes doigts en emportant a jamais son contenu. C'est ainsi que je lus, sans pouvoir le relire, un bref poeme dont les scenes se trouverent etrangement en accord avec la fragilite de cette unique lecture. Je ne