connaissais pas l'auteur, sans doute un des obscurs poetes de la peripherie du romantisme. La bibliotheque de Samoilov, composee avec l'appetit omnivore d'un neophyte, etait riche de ces noms negliges par les anthologies et aurait pu, me dirais-je des annees plus tard, tracer une histoire litteraire originale, presque parallele a celle qu'on enseigne et honore.

Le poeme avait pour titre «Le dernier carre», emprunte probablement a Hugo et en echo aux epopees guerrieres du debut du dix-neuvieme. Les soldats de ce carre tombaient les uns apres les autres devant l'assaut d'un ennemi plus nombreux et mieux arme. Le heros n'exprimait qu'une crainte, celle de voir ses compagnons flechir. Ils tenaient bon pourtant (une rime me reviendrait, un jour: «batterie – fratrie»), resserraient leur carre pour refermer les breches laissees par les morts. A la fin, ils restaient deux, le heros et son ami. Dos a dos, ils se battaient par pure bravoure, chacun redoutant de laisser l'autre seul. Quand enfin le c?ur du guerrier fut transperce, il se retourna et vit, a la place de son ami, un ange dont les ailes puissantes etaient tachees de sang.

La page se cassa entre mes doigts comme une fine couche d'ardoise. Ce cote immateriel renforrca l'effet des mots. Peu de strophes garderaient dans ma memoire autant de vitalite que ces vers sans renom.

Je me souviens aussi de l'une des dernieres (peut-etre meme de la toute derniere) lectures en compagnie d'Alexandra. Cette soiree a la fin du mois de mars resta longtemps claire, nous pouvions boire notre the et lire sans allumer. Parfois un train passait et dans ses compartiments eclaires se laissait surprendre la vie des voyageurs: cette femme qui bordait un drap sur sa couchette, ce jeune homme, les mains en ?illeres, le front colle a la vitre, comme s'il esperait voir ceux qu'il venait de quitter… Alexandra avait ouvert la fenetre, l'air attiedi apportait l'agreable amertume des derniers amas de neige, de l'ecorce gonflee des arbres. Promesse de printemps. J'y pensai en observant Alexandra qui lisait a haute voix, un reflet de sourire teintant ses levres. Pour la premiere fois, je pensai a ce que pouvait ressentir une femme a l'arrivee d'un nouveau printemps. Une femme de son age. Ou peut-etre l'age ne comptait-il pas?

Le livre qu'elle lisait provenait de la bibliotheque ravagee, de ce lot de volumes d'auteurs oublies auquel appartenait «Le dernier carre». Il s'agissait d'un recueil de courts textes, interessants uniquement par leur jolie construction qui laissait planer le suspense, l'espace d'une demi-page, avant la victoire du Bien. J'ecoutais, berce par ces denouements facilement previsibles, quand soudain le recit suivant, plus bref encore que les autres, rompit ce va-et-vient de la narration. Un amoureux se prend d'une passion folle pour une jeune femme aussi belle que cruelle, il lui declare son amour et lui offre son c?ur. «Non, cher ami, ton c?ur je l'ai deja. Pour me prouver que tu m'aimes vraiment, apporte-moi le c?ur de ta mere, oui, le c?ur que tu arracheras de sa poitrine.» Le soupirant court chez lui, poignarde sa mere, s'empare de son c?ur. Presse de combler sa bien-aimee, il trebuche sur le chemin, fait une chute, laisse echapper le c?ur qui tombe au milieu des cailloux. L'amoureux gemit, se releve et, tout a coup, entend une voix inquiete, le c?ur de sa mere: «Tu ne t'es pas fait mal, mon fils?»

Je n'eus pas souvenir de me redresser, de quitter la piece, de courir. Tout simplement, apres une totale rupture de conscience, je me vis debout, dans la piece condamnee que j'avais donc gagnee en sortant par le palier, en glissant contre le mur de la maison, sur une vieille plinthe, en poussant la porte. J'etais la, la levre mordue jusqu'au sang pour ne pas hurler, les yeux ne voyant rien au debut, puis voyant ce vide derriere la porte: les champs sous une neige grise, fatiguee, le ciel eteint, le printemps. Un monde parfaitement familier et meconnaissable. Alexandra ne m'appela pas, me laissa seul, attendit tranquillement que je descende. Et ne reparla jamais de ce recit.

Bien des annees plus tard, la difference entre la langue maternelle et la langue apprise deviendrait un sujet a la mode. J'entendrais souvent dire que seule la premiere pouvait evoquer les liens les plus profonds et les plus subtils – les plus intraduisibles – de notre ame. Je me souviendrais alors de l'amour maternel que j'avais decouvert et ressenti en francais, dans un petit livre tout simple aux pages marquees par le feu.

***

Dans l'embrasement du soleil, d'immenses plateaux de glace descendaient le fleuve, se heurtaient, se brisaient, decouvrant leur tranche verdatre, epaisse parfois d'un metre. Au moment de notre passage, un pan de banquise percuta un pilier du pont. La chaussee vibra sous nos pieds. L'echo du choc detona. En rompant nos rangs, nous nous jetames vers la rambarde. Ce fut un vertige d'ivresse: l'eblouissement des gerbes de lumiere, la fraicheur fauve des eaux liberees et la puissance bestiale des glaces qui se dressaient contre le pilier, se soulevaient par secousses. Sur la rive opposee, semblables a des fourmis noires, des enfants jouaient aux draveurs, sautant d'une banquise a l'autre. La surface blanche se fendait, les jeunes trompe-la-mort s'elancaient vers le fragment le plus large qui se morcelait a son tour, les chassant tantot sur la terre ferme tantot, pour les plus fous, sur un bloc dont l'instabilite exigeait des contorsions d'equilibriste. Ce jeu, vu de la hauteur du pont, rappelait le papillotement d'un kaleidoscope.

Notre vie a nous, durant ces mois printaniers, faisait penser a un kaleidoscope dont on aurait fracasse le tube et laisse echapper, peu a peu, les paillettes de verre et les miroirs. Les evenements defilaient, moins pour nous mener vers l'avenir que pour epuiser, jusqu'au dernier eclat de reve, nos annees d'orphelinat.

Il y eut, en quelques semaines, plusieurs fugues, de vraies fugues sans retour dont l'une se terminerait, nous apprendrait-on, en Extreme-Orient. Puis, juste avant les fetes de mai, cette eleve que le directeur amena vers une ambulance garee pres de l'entree. Il etait difficile d'imaginer qu'une adolescente de quatorze ans, maigre et aux traits effaces, allait bientot devenir mere, et que depuis l'automne dernier elle portait en elle cette autre vie et parvenait a ne pas se trahir parmi nous qui barbouillions les pages de nos manuels et racontions des blagues sur Brejnev.

Un des premiers soirs de mai, je compris que le monde des autres exigerait de nous un tribut. J'etais accoude a une table haute, a cote d'un kiosque ou l'on servait de la biere. Je n'avais pas d'argent mais, tant que la serveuse ne remarquait pas ma presence, je pouvais ecouter les conversations des clients. C'etaient surtout des hommes qui, avant de retrouver sans joie leurs foyers (je decouvrais qu'un foyer familial pouvait etre sans joie), exposaient ici leur virilite, parlaient des femmes (deux categories: celles qui «donnaient» et les autres), blamaient l'injustice du sort. Des femmes, il y en avait peu dans ce lieu male. Ce soir-la, une seule, a deux tables de la mienne. L'homme qui l'accompagnait lui parlait sur un ton si meprisant qu'on avait l'impression qu'a chaque mot il rassemblait sa salive pour cracher. A un moment, il la gifla d'une petite claque seche, furtive. Elle tourna le visage, je la reconnus. C'etait Mouza, une fille de l'orphelinat, de trois ans mon ainee. Elle avait peut-etre du sang caucasien ou tatar car ses traits etaient d'une extraordinaire finesse ciselee, l'un de ces visages dont la noblesse et l'harmonie font douter des origines zoologiques du genre humain. Personne parmi les eleves ne s'etait jamais avise de la courtiser. Ce degre de beaute la situait, pour nous, dans une autre espece vivante, entre une branche enneigee et une etoile filante…

Les clients etaient peu nombreux, le kiosque allait fermer. J'entendais clairement les mots que l'homme soufflait entre ses dents: «Tu vas aller la ou je te dirai d'aller, sale petite pute. Sans moi, tu n'aurais meme rien a te mettre sur le cul…» Mouza protesta de la tete et alors l'homme, tres calmement, avec un rictus de haine, lui pinca la levre inferieure, plongeant son doigt dans cette bouche deformee. Il etait deux fois plus age qu'elle et, a cause de son costuma beige et de la couleur de ses cheveux clairsemes, ressemblait a une longue cigarette perdant son tabac. Elle voulut se degager, mais il lui serra la bouche plus fortement, l'empechant de parler. C'est avec ce pouce enfonce derriere sa joue qu'elle reussit a bafouiller d'un ton pitoyable- ment comique: «Je sais ou aller, moi. Je ne dormirai pas dans la rue…» Il ricana, en desserrant sa prise, comme degoute: «Oui, bien sur, retourne dans ta pouillerie. On va vous foutre tous dehors bientot…» Elle se mit a pleurer et je fus frappe par ces larmes car elle sanglotai comme une femme deja mure, deja usee par la vie.

La serveuse fit resonner une demi-douzaine de bocks vides qu'elle attrapa sur ses doigts en eventail. «Alors, tu as fini ta sucette ou bien j'appelle le milicien, il est pas loin, sauve-toi avant que je devienne mechante!»

Je m'en allai avec le regret de ne pas etre intervenu, cette honte que chaque homme eprouve dix ou vingt fois dans sa vie. Cette fois-la demeurerait pour moi l'une des plus penibles.

Je n'etais pas seul a avoir vu Mouza en compagnie de l'homme ressemblant a une cigarette beige. Quelques jours plus tard, un eleve pretendit les avoir surpris dans une barque accostee en amont de l'orphelinat. Malgre les exagerations salaces de son recit, je le crus car le comportement de l'homme beige qu'il decrivait correspondait

Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату