«Alors, ils ne t'ont rien donne a bouffer, ces crache-propre? demanda-t-il en enlevant son paletot.

– Non, rien», toussotai-je dans une nouvelle contraction de la gorge, surpris par ce qualificatif applique aux autres.

«Bon, tant pis pour eux. Ils ont tous les jours la meme tambouille a faire pisser les cafards. Nous, on va gouter ca…»

En un tour de main, il transforma la remise en une salle a manger. Le couvercle d'une caisse posee sur un seau forma la table. Deux autres seaux, retournes, devinrent chaises. Du journal deplie surgit un poisson grille, au corps large et recourbe, aux nageoires noircies par le feu… Nous nous mimes a manger. Village me raconta ses peches clandestines, ses astuces pour quitter l'orphelinat. De temps en temps, il tendait l'oreille, puis reprenait son recit sur un ton plus sourd… A la fin de notre repas, des pas derriere la porte nous firent sursauter. La voix d'un surveillant cria mon nom. Village se redressa, me tendit un seau et, ouvrant la porte, se cacha derriere elle.

«Qu'est-ce que tu fais la? demanda l'homme, la main tapotant sur le mur mais ne trouvant pas l'interrupteur.

– Mais j'etais en train de ranger le seau, c'est tout», repondis-je avec une assurance hargneuse qui m'etonna moi-meme.

Le surveillant, toujours dans la penombre, renifla l'air, mais sa supposition lui parut tellement fantaisiste qu'il se retira en bougonnant:

«Bon, range donc tout ca et vite au lit.» Coince derriere la porte, Village levait son pouce: «Bien joue!»

C'est a l'etage des dortoirs, avant de nous separer, qu'il me dirait avec cette intonation inegale qui traduit les paroles profondement enfouies et dont la remontee brusque vers les levres fait mal: «Tu sais… mon pere, on l'a aussi… abattu. Avec un camarade, il voulait s'evader… Mais le garde les a surpris et les a mitrailles. Un vieux me racontait que dans les camps, les fuyards tues, on les laissait pendant trois jours bien en vue, devant les baraques, pour que les autres sachent ce qui les attendait… Et ma mere, quand elle a appris ca, elle s'est mise a boire, et quand elle est morte, le medecin a explique qu'elle etait comme qui dirait brulee de l'interieur. Et juste avant, elle repetait tout le temps: ' C'est pour te voir qu'il a fait ca. ' Mais moi je ne la croyais pas vraiment…»

L'amitie peu bavarde qui nous lia m'apprit beaucoup. Le paria le plus meprise de l'orphelinat, Village, etait en realite le plus libre parmi nous. On le voyait presque chaque jour executer la corvee des ordures mais nous ne savions pas qu'il se proposait lui-meme et pouvait ainsi passer de longs moments voles a arpenter les berges de la riviere, s'aventurant meme jusqu'a la Volga. Il etait aussi le seul a accepter la realite, a ne Pas invoquer le fantome de l'officier qui allait frapper a la porte de la classe. En fait, il n'acceptait pas cette realite construite pour nous, avec ses mythes, ses heros dechus, ses livres brules dans le poele de la chaufferie. Et tandis que, avant le debut des cours, nous etions alignes, classe par classe, dans le couloir et ecoutions, sans ecouter, la vociferation chantee du haut-parleur («Le parti de Lenine, force populaire, nous conduit au triomphe du communisme!»), Village se glissait a travers les saulaies, dans le brouillard du matin, dans le fragile eveil des eaux bordees par les premieres glaces. C'etait la sa realite.

Je me disais que mon «estran» n'etait pas si eloigne des matinees brumeuses de Village.

Le pays de l'estran, pays refuge, ou il m'etait encore possible de rever, se decouvrait par fragments, sans logique, au milieu des vestiges de la bibliotheque de Samoilov. C'est la qu'un jour je mis la main sur une page arrachee, marquee par le feu, avec ce debut de poeme dont je ne parviendrais jamais a identifier l'auteur:

Le soleil se leve a Nancy,

Il est desja sur la Bourgogne,

Nous le verrons bien-tost icy,

Pour s'en aller dans la Gascogne.

Aucune geographie ne me donnerait une sensation plus physique de la terre de France, de ce territoire qui m'avait toujours paru, d'apres les cartes, bien trop reduit pour pouvoir pretendre a des fuseaux horaires. Le poete avait exprime l'intuition de l'espace aime, ce sens charnel de la patrie qui nous permet d'envelopper d'un seul regard tout un pays, d'en percevoir tres distinctement les tonalites, differentes d'une vallee a l'autre, la variation des paysages, la substance unique de chacune de ses villes, le grain mineral de leurs murs. De Nancy a la Gascogne…

Je n'avais pas l'impression de poursuivre un but en explorant les ruines des livres dans la piece condamnee. La simple curiosite d'un visiteur de greniers, le plaisir de tomber sur un volume epargne par l'incendie, sur une gravure intacte, sur une note calligraphiee a l'ancienne. La joie surtout de descendre, les bras charges de ces trouvailles, de les montrer a Alexandra. Pourtant, peu de temps apres la lecture du quatrain sur la page arrachee, je compris ce qui me Poussait a rester de longues heures en compagne de ces livres mutiles. Du fond d'une caisse dont le bois se desagregeait comme du sable sous mes doigts, je tirai une Histoire du Bas- Empire aux feuilles collees par l'humidite, puis une livre en allemand imprime en exuberants caracteres gothiques et enfin, privee de couverture, cette Notice funebre. Je ne me souviens plus qui etait son destinataire. L'ombre d'une grande lignee disparue est liee, trop confusement, a cette lecture. Je retins juste, mais en revanche par c?ur, les paroles de Francois Ier que l'auteur citait et qui etaient soulignees a l'encre violette dont je reconnus la teinte fletrie: «Nous sommes quatre gentilshommes de la Guienne qui combattons en lice contre tous allants et venants de la France: moi, Sansac, Montalembert et la Chataigneraie.» J'imaginais le pays qu'un regard d'amour embrassait en suivant la course du soleil, de Nancy a la Gascogne, je savais maintenant que c'etait le regard de ces quatre chevaliers qui observaient, pour la mieux defendre, leur terre natale.

Je cherchais dans mes lectures ce dont j'etais prive. L'attachement a un lieu (celui de ma naissance etait trop indefini), une mythologie personnelle, un passe familial. Mais surtout ce dont les autres venaient de me priver: cette divine liberte de reinventer la vie, de la peupler de heros. Les quatre chevaliers de la Guienne etaient pour moi bien plus reels que les spectres des beaux officiers qui hantaient les dortoirs de l'orphelinat.

Croyais-je vraiment a ces silhouettes equestres qui veillaient sur la France? Je pense que oui, comme on croit a la noblesse, a la compassion, au sacrifice de soi quand on a onze ou douze ans. D'ailleurs ce n'est pas la realite de cette image qui m'interessait mais sa beaute. Une route en haut d'une colline, la poussiere amortissant le martelement des sabots, les quatre compagnons qui avancent lentement, le regard porte au loin, tantot vers l'empilement brumeux des montagnes, tantot vers la percee lumineuse de l'ocean. Je les voyais ainsi, c'etait ma facon d'esperer.

Ce pays reve finit, un jour, par imprimer son espace en moi, comme s'imprime dans notre memoire visuelle le trace des constellations, et dans la plante de nos pieds le denivellement d'un chemin familier. Je m'en rendis compte pendant cette derniere lecon de litterature avant les vacances du Nouvel An. L'atmosphere etait peu studieuse. Certains sommeillaient, hypnotises par l'ondoiement des gros flocons derriere la vitre, d'autres, au fond de la classe, s'etranglaient dans un chuchotement de rires en passant sous les tables un manuel ouvert sur une illustration maculee. De temps en temps, tonnait la voix de l'enseignante, grande femme osseuse, au menton lourd et proeminent: «Qui Veut rester sans manger jusqu'a demain?» La classe se figeait, elle reprenait son commentaire qui decortiquait un poeme de Lermontov, le manuel provoquait de nouveaux spasmes d'hilarite. Quand il passa sous mes yeux, je ne pus reprimer un sourire. Le poeme etudie (consacre a Napoleon) etait illustre par le tableau representant l'empereur qui venait d'abdiquer. Un choix malheureux si l'on connait la manie des cancres de profaner les personnages illustres des manuels. Napoleon etait assis, l'air abattu, le corps tasse, le regard fixe, les jambes largement ecartees. Et c'est dans cet entre-jambe imperial qu'une main sacrilege avait dessine un monstrueux tube velu agremente de deux boules demesurees. Une autre main, plus innocente, avait recouvert son visage de longues cicatrices suturees, cache son ?il gauche sous un bandeau de pirate. Je souris, en me disant que certains personnages subissaient dans nos manuels des ajouts encore plus infamants, des appendices encore plus musculeux… C'est a ce moment-la que l'enseignante commenca a declamer le poeme.

Elle le lisait a la fois mal et bien. Mal, car sa voix etait monocorde et visiblement attentive a l'endormissement

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