m'apprendraient jamais davantage sur la nature de la francite que cette parole d'une douce amertume dont il me semble encore percevoir l'ondoiement vocal.

Y avait-il quelque logique dans cet apprentissage? Une ?uvre de fiction pourrait facilement en imaginer les etapes, les progres, les acquis. Mon souvenir n'a garde qu'une poignee d'instants ou d'illuminations sans lien apparent. La reponse de Madeleine Brohant, et aussi cette journee dans la vie agitee et frondeuse de la duchesse de Longeville. Assoiffee, l'aventuriere se jette sur un verre d'eau qu'on lui apporte, boit et declare dans un voluptueux soupir: «Quel regret que ce ne soit pas un peche!»

Donc, il y avait quand meme un lien entre ces eclats que la memoire avait preserves. L'art du mot ou du bon mot, le culte du sens detourne, le jeu verbal qui rendait le reel moins definitif et les jugements moins previsibles. A l'epoque, la vie russe resonnait encore d'echos staliniens: «ennemi du Peuple», «traitre a la Patrie» n'etaient pas vraiment hors d'usage. D'ailleurs, a l'orphelinat, malgre nos reveries heroiques, nous savions que nos peres etaient designes precisement par ces titres-la. Les mots, coules dans le moule de la propagande, avaient une durete d'acier, une pesanteur de fonte. En brulant les brochures de Khrouchtchev, le vieux chauffagiste avait marmonne le mot de «volontarisme» (accusation officielle qu'il avait du entendre a la radio et qu'il articulait mal, comme le nom complique d'une maladie honteuse). Nous n'en savions pas la signification mais eprouvions une obscure admiration pour la puissance de ce «isme» qui venait de jeter a terre le premier homme du pays et obligeait nos professeurs a eluder certains passages de nos manuels.

Inconsciemment peut-etre je mettais en parallele cette langue d'acier et la legerete du verre d'eau devenant peche sur les levres de la duchesse de Longeville, la douceur aerienne d'un penible escalier qui faisait battre les c?urs. Des mots qui tuaient et des mots qui, employes d'une certaine facon, liberaient.

Ce contraste m'avait guide, un jour, vers Alphonse Martinville… Les mains couvertes de suie, je rangeais les volumes qui souvent tombaient en morceaux entre mes doigts. La porte de la piece abandonnee encadrait un ciel de printemps, tendre et lumineux, et pourtant les pages du livre que j'avais decouvert sous un paquet de vieux journaux fremissaient de fureur revolutionnaire, de claquements de guillotine. La foule en cet an II etait avide de sang, la pluie du 15 ventose ruisselait sur la lame du couperet, sur l'echafaud qu'on n'avait plus le temps de laver. Un jeune condamne apparut. «Mets-toi devant nous, Alphonse de Martinville!» ordonna le president. Surpris de recevoir une particule, le jeune homme repliqua avec le courage d'un desperado: «Je suis venu ici pour etre raccourci et non point pour etre rallonge!» Cette repartie conquit la foule et plut au tribunal. Un cri jaillit: «Citoyens! Elargissez-le!» La liesse devint generale. Martinville fut acquitte.

Parmi ces ouvrages, j'en ai retenu certains un peu malgre moi, a cause des marques a l'encre violette dans la marge. Surtout celui-ci, tres copieusement annote: L'espece humaine s'ame-liorera-t- elle? J'avais l'age ou ce titre ne paraissait pas encore cocasse. Longuement j'avais suivi les jolis NB et sic laisses par l'ancien proprietaire de la maison, le marchand Samoilov, ce valeureux autodidacte que j'imaginais dans son cabinet, le soir, le nez surmonte de grosses lunettes rondes, le front plisse, l'index glissant sur les phrases d'un penseur francais tombe dans l'oubli.

D'ailleurs, plus que les grands classiques et les avatars de l'Histoire, c'est un manuel francais traitant des divers procedes de la trempe des lames qui m'avait longtemps passionne. Je passais des heures a dechiffrer les methodes expliquees (je me rappelle: du graphite en poudre melange a de l'huile…), a essayer de confectionner la replique d'un poignard qui portait le nom exaltant de Misericordia. Le manuel indiquait son origine et son usage. Lorsqu'un chevalier terrasse refusait de se rendre, protege par son armure, on faisait appel a cette lame longue et fine «qui mordait le c?ur a la maniere du dard d'un scorpion».

L'education francaise que je recevais etait ^aiment tres peu scolaire.

Cette soiree de novembre etait semblable aux autres et toute differente. J'avais fini par raconter a Alexandra la bagarre qui m'avait oppose aux autres, leurs moqueries: «… ton pere abattu comme un chien.» Elle interrompit son travail, posa sur la table ma chemise dont elle recousait les boutons et se mit a parler, tres naturellement, de mes parents, retracant une histoire que par fragments je connaissais deja: leur fuite, leur installation dans le nord du Caucase, ma naissance, leur mort…

Dans un roman, l'enfant aurait du ecouter un tel recit avec une attention douloureuse (combien de livres allais-je lire, par la suite, souvent pathetiques et larmoyants, sur la quete des origines familiales). En realite, je le suivais, plonge dans une insensibilite opaque, dans une sorte de surdite resignee. Alexandra le remarqua, comprenant sans doute que ce qui comptait pour moi, pour nous tous a l'orphelinat, ce n'etait pas la verite des faits (en gros, pareille pour tous nos parents) mais la belle legende d'un officier injustement condamne et qui allait un jour pousser la porte de la classe. Elle poursuivit pourtant, sachant que ce qu'elle me confiait s'inscrivait dans ma memoire, a mon insu, et pourrait ainsi echapper a l'oubli.

Je l'ecoutais distraitement, jetant, de temps a autre, un coup d'?il sur les pages du livre ouvert devant moi, sur la phrase que je preferais a toutes les verites du reel: «Ainsi mourut pouf les trois fleurs de lis… l'un des plus purs et des plus beaux soldats de la vieille France…»

***

La rixe qui m'avait interdit d'imaginer un pere heros eut aussi une autre consequence. Quelques jours plus tard, cet os qu'un eleve repecha de son assiette et jeta a travers la table du refectoire dans ma direction. Son cri: «Aux chiens!» fut suivi d'un esclaffement de la tablee et, tout de suite apres, d'un silence tendu, regards baisses vers la nourriture: a la porte venait de surgir un surveillant. «Qu'est-ce que tu as a jeter tes saletes partout? s'indigna-t-il en pointant son index sur l'os qui trainait pres de mon assiette. Ce soir, pas de diner! Tu vas laver le couloir devant la piece de Lenine. Et qu'il n'y ait plus un grain de poussiere!»

Dans la solitude de ce long couloir qui menait vers «la piece de Lenine» (mi-musee, mi-tresor, honorant, dans chaque ecole du pays, le souvenir du grand homme), je me sentis presque heureux. De ce bonheur qui suit la disparition du dernier espoir et qui nous apprend que toutes les douleurs sont finalement supportables. Les planches humides refletaient la seule lampe allumee au bout du couloir. Engourdi par le va-et-vient de la serpilliere, mon regard semblait decouvrir sous la surface sombre et liquide la trompeuse profondeur d'un monde secret.

La corvee terminee, je trainai le seau dans les toilettes. En me lavant les mains, j'apercus des eclaboussures brunes autour du robinet, sur le mur. C'etaient les gouttes sechees de mon sang, traces de la bagarre d'il y a trois jours. Ce saignement et la poignante tendresse a la pensee de la femme qui massait son sein gauche… J'aspergeai l'endroit souille, le frottai avec hate comme si quelqu'un eut pu deviner son mystere.

Je restai un long moment dans le debarras ou les femmes de menage gardaient leurs balais et ou j'avais range mon seau. Ce local me plaisait: des caisses de savon brun qui repandait une odeur fauve, agreable, un etroit vasistas ouvert sur une nuit glacee, mon corps serre contre le radiateur qui chauffait les genoux a travers le tissu du pantalon… Mon espace vital. Je m'en rendis compte precisement ce soir-la: un minuscule ilot ou le monde n'etait pas blessure. Au-dela, tout faisait mal. Par un reflexe de claustrophobie, sans doute, je cherchai dans ma pensee une echappee, un prolongement a ces minutes de serenite, un archipel de brefs bonheurs. Je me rappelai l'une des dernieres lectures dans la maison d'Alexandra. J'etais tombe sur un mot inconnu, l'«estran», elle m'en avait explique le sens, en francais, j'avais imagine cette bande de sable liberee par les vagues et, sans jamais avoir vu la mer, j'avais eu l'illusion parfaite d'y etre, d'examiner tout ce qu'un ocean pouvait oublier sur une plage en se retirant. Je comprenais a present que cet estran dont je ne connaissais pas l'equivalent russe etait aussi ma vie, tout comme le quatrieme etage d'un immeuble vetuste ou vivait Madeleine Brohant.

C'est ce soir-la probablement que je percus pour la premiere fois avec autant de clarte ce que la langue d'Alexandra m'avait donne…

La porte s'ouvrit brusquement. L'intrus avait l'air de rentrer chez lui. C'etait Village. Il me devisagea avec depit mais sans durete et marmonna: «Ah, c'est toi qui as mis toute cette flotte dans le couloir. J'ai glisse dix metres sur le cul. Pire qu'une patinoire…» Il serrait sous son manteau un paquet enveloppe dans une page de journal. La fraicheur de neige qu'il avait apportee en entrant se coupa d'une odeur de fumee, tres savoureuse, qui me fit avaler ma salive et me rappela que je n'avais rien mange depuis midi. Village remarqua ma grimace d'affame et eut un sourire satisfait.

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