Deux ans et demi apres ce voyage clandestin, le manuscrit etait pret. Un recit tres romance car, a l'epoque, je croyais que seule la fiction pouvait rendre lisible l'invraisemblance du reel.
Il fut refuse par plusieurs editeurs et entra alors dans cette existence fantomatique mais exaltee que connaissent tous les textes methodiquement renvoyes: une vie de mort-ne ou de revenant, des limbes traverses par des regains d'espoir, par des nuits de relecture fievreuse, par le degout envers l'ecrit. L'impression de precher dans un desert tres peuple. Une impasse dont le bout s'eloigne a mesure qu'on progresse. Un cul-de-sac infini.
J'etais a mi-chemin de ce parcours quand le recul de l'impasse sembla stopper. Je me retrouvai dans le bureau d'une directrice litteraire, dans l'une des grandes maisons d'edition parisiennes, en train d'ecouter des eloges si appuyes que je craignis un piege. Tout etait, d'ailleurs, suspect dans ce rendez-vous. Je m'etais attendu a voir un lettre aux cheveux blancs epars, a la toux grasse, aux vetements maceres dans le tabac, au corps a moitie enfoui sous les manuscrits, une vraie bete de l'edition. Or ce fut une femme, installee avec la grace d'un lezard derriere une table ou ne tronait que mon texte. Petite, brune, les yeux tres fonces et brillants, elle etait assise sur une chaise haute, a l'ancienne, si dure qu'il fallait utiliser un coussin. Elle avait ce charme enervant que possede, pour un homme, une femme qui n'est pas son genre mais dont il imagine pourtant avec precision ce qui peut rendre amoureux fou un autre homme, l'homme qu'il n'est pas. Je me le dirais plus tard. Pour l'instant, je ne voyais que le mouvement de ses levres qui formulaient sans aucune precaution editoriale un avis passionnement favorable. Je crus sans doute au miracle du precheur enfin entendu au milieu du desert, et c'est cela qui me perdit.
Je lui coupai la parole (Elle disait: «Ce qui est surtout tres beau c'est ce couple, cet enfant et cette vieille Francaise qui lui parle de sa patrie et qui lui apprend sa langue…»), je me mis a reveler la trame reelle cachee derriere le romanesque. Des bouts de vie que seule l'intrigue savait relier, des bouts d'amour dont seule l'imagination parvenait a faire une histoire amoureuse, une foule d'hommes et de femmes qu'il avait fallu rejeter dans l'oubli…
«D'ailleurs, cette vieille Francaise et son petit-fils, en realite, ils n'etaient pas…» Je poussais plus loin ce qui devenait, malgre moi, une ?uvre de destruction. Je dus m'en apercevoir a la petite grimace de depit qui glissa sur le visage de la femme. «Cependant tous les personnages sont bien reels!» terminai-je comme pour donner la preuve d'une origine controlee.
Je ne sais pas si elle etait consciente que c'etaient ses eloges qui m'avaient entraine dans cet epanchement absurde. Sa deception fut celle d'un numismate qui s'extasie devant les monnaies anciennes apportees par un terrassier, en commente finement l'epoque et le lieu de la frappe et qui voit soudain l'ouvrier attraper un precieux ducat et l'estampiller de son croc pour demontrer que c'est bien de l'or.
Sa voix ne changea pas. «Oui, c'est ca… Mais je voulais vous dire qu'il y a, surtout dans la derniere partie, la ou vous parlez du pilote, trop de choses brutes, pas du tout retravaillees par l'imaginaire. Et puis, le personnage du general, cette rencontre…
– Mais tout cela est vrai…
– Justement, c'est ca qui cloche. Trop vrai Pour un roman.»
Je partis informe d'un ultimatum poli mais ferme me sommant de reecrire la partie en question.
L'esprit de l'escalier me visita non pas dans l'escalier, trop etroit et dangereux pour penser a l'ecriture, mais sur la courbe du trottoir filant vers la rue du Bac. Parmi un flot d'arguments tardifs, vint le debat sur la verite et la fiction declenche par
Je regrettai, quelques secondes, de ne pas avoir raconte l'anecdote a la directrice litteraire. Mais en fait, cette histoire demontrait-elle vraiment quelque chose? Les cartes d'etat-major ou Mme de Genlis? Peut-etre tout simplement la melancolie d'un vieil homme a qui il reste un an a vivre, un homme qui a vu tant de guerres, tant de triomphes et tant de defaites, et qui, «en ces heures tragiques», laisse son regard errer dans la serenite d'une belle journee du debut de septembre. Ce calme disparaitra demain, il le sait, sous la terre retournee par les explosions, sous le pietinement des centaines de milliers d'hommes presses de s'entr'egorger, sous les flots de sang que perdront cinquante ou cent mille victimes previsibles. Et quelque temps apres y regnera de nouveau le meme calme, brillera le meme soleil et voleront les memes fils de la Vierge.
En descendant la rue du Bac, je me disais que, pour sortir de l'enfantine equation entre le reel et l'imaginaire, il fallait probablement noter juste ces instants tout simples de la presence humaine. Le regard du vieux Koutouzov devant une fenetre ouverte sur le ciel de septembre… Rien d'autre.
Je savais d'avance qu'il serait impossible de retoucher le destin de Jacques Dorme. Le rendre plus «litteraire»? A quoi bon? Impossible aussi de s'en prendre au personnage du general, celui pour qui, d'apres le pilote, «le ciel allait jouer plus que tout le reste». Ces paroles m'avaient ete rapportees telles quelles, dans leur isolement de fait vecu. Ce general francais n'etait qu'une vague silhouette evoquee dans une conversation plus ou moins fortuite, dans une nuit sauvee de l'oubli grace a un collier d'ambre rompu. Pourquoi eut-il fallu le raconter autrement?
Je sacrifiai donc ces deux hommes, resserrai le recit, tout en pensant, non sans remords, a ces portraits de groupe, a l'epoque stalinienne, sur lesquels les visages des dirigeants fusilles disparaissaient sous le pinceau des specialistes.
Peine perdue car le texte fut neanmoins refuse, puis accepte ailleurs, publie, eut beaucoup de succes, m'exposa a une gloire passagere et a une haine etonnamment bien plus tenace («Croyez-vous que ces meteques vont nous apprendre a ecrire en francais?» se demandait un critique parisien), enfin m'abandonna a un nouvel anonymat, infiniment plus agreable que le precedent puisque sans illusions.
Il y eut toutefois, vers la fin de ce tourbillon, une rencontre indirectement liee aux deux personnages sacrifies. Cette soiree de mai a Canberra, l'automne australien, un debat avec mes lecteurs (leur irresistible envie de savoir ce qui est «vrai» et ce qui est fictif dans le livre), puis la conversation avec cet homme d'une trentaine d'annees, l'attache culturel qui, pendant le diner, a le tact de ne pas prendre le relais des lecteurs, comme le font d'habitude les gens des ambassades, il me laisse souffler, parle egalement tres peu de lui et c'est seulement apres le diner, quand nous nous retrouvons sous le ciel si etrangement constelle, qu'il raconte, tres simplement, le jour de la mort du general (il est son arriere-petit-neveu, porte son nom, mais il ne peut pas supposer ce que ce nom signifie dans ma vie). D'ailleurs, il n'a pas vu grand-chose, ce jour-la, il etait trop jeune. Un blinde de l'infanterie, la tourelle enlevee, qui transportait le cercueil jusqu'a la petite eglise, une ceremonie sobre… A l'ecole, l'institutrice leur demanderait d'ecrire ce qu'ils pensaient du defunt.
Il parle sans aucune volonte de frapper mon imagination, reconnait qu'enfant il n'a retenu que des details, souvent de peu d'importance. Je sens que mon recit pourrait rejoindre le sien mais qu'il faudrait, pour cela, revenir a l'adolescent qui ecoutait l'histoire du collier brise et du pilote survolant l'infini des glaces, l'adolescent qui a vu ce general francais au milieu des steppes par-dela la Volga. Un instant, je suis sur le point de l'avouer, lui aussi semble deviner ce passe en moi… Puis nous constatons tous les deux la beaute de la Croix du Sud, particulierement superbe en cette nuit d'automne, et nous nous quittons.