mal, a confirme le petit Lev. C'est comme ce vin qu'on donne a l'eglise. Les femmes doivent aimer. Valia, tu veux un petit verre?»
Valia, la cuisiniere, a secoue la tete pour refuser. Les bras blancs de farine jusqu'aux coudes, elle petrissait la pate sur une grande table a l'autre bout de la piece. Une femme demesuree: une lourde et ronde poitrine qui bombait son gros pull, une croupe large qui, sur un tabouret, recouvrait completement le siege. Les yeux brides comme ceux des Yakoutes mais la peau tres blanche, une puissance charnelle faisant penser aux femmes d'Ukraine. «Quel homme pourrait aborder une telle geante?» ai-je pense avec un effroi admiratif.
J'ecoute a present l'histoire deja entamee que raconte le petit Lev.
«… Et donc il debarque de Moscou, en pleine taiga, il ne connait rien, mais il est un peu comme vous tous, plein de zele. Et les vieux Siberiens lui disent tout de suite: 'Si tu veux etre des notres, tu dois faire trois choses: premierement, boire une bouteille de vodka cul sec, deuxiemement, sauter une femme yakoute, et troisiemement, aller dans la taiga serrer la patte a une ourse.' Alors, notre bonhomme s'excite, saisit une bouteille et hop, cul sec! Et puis, il court dans la taiga. Une heure apres, il revient tout ecorche et crie a tue-tete: 'Bon, montrez-moi une femme yakoute, je vais lui serrer la patte! ' Ha, ha, ha…»
Ils rient a s'etrangler, moi aussi par contagion et surtout devant la drolerie de la pantomime que le petit Lev se met a jouer: un jeune neophyte avale un demi-litre d'alcool et court dans la taiga ou il viole une ourse. Valia vient a ce moment en apportant un plateau de pommes de terre fumantes. Le petit Lev, en pleine agitation theatrale, se jette vers elle, l'aborde par-derriere, ses mains enlacant les hanches de la femme, le menton piquant dans son large dos. Une ourse attaquee par le naif Moscovite. Elle se retourne, le sourire aux levres, mais les yeux lancant des flammes: comment ce nain ose-t-il? Sa main s'abat sur la tete de Lev exactement comme ferait la patte d'une ourse, avec une puissance debonnaire. L'homme, le visage poudre de farine, est projete contre le mur.
La nuit, le sifflement du blizzard devient l'unique fond pour tous les autres bruits: le ronflement des Lev, le craquement du bois dans le poele et, de temps en temps, le crissement d'une Page. Dans la piece voisine, Valia lit le gros livre que j'ai vu, en arrivant, pose sur l'appui d'une fenetre. Un de ces romans des annees soixante ou l'amour se vivait a l'ombre d'immenses centrales electriques en construction, de la taiga conquise, des exploits distingues par la mere patrie. Une fiction pas trop eloignee, en fait, de la vie de cette femme ou de ses reves, qui sait? Je ne remarque pas a quel moment elle eteint la lumiere.
Vers le milieu de la nuit, le fouettement des rafales efface tout ce que l'oreille pourrait encore entendre. J'imagine le minuscule point de ma presence dans cet endroit du globe. Quel repere trouver? La frange glacee de l'ocean Arctique? Le detroit de Bering? Le pic de la Victoire, haut de trois mille metres, a l'ouest de cette maison?
Je me dis que finalement rien ne localise mieux, pour moi, cette contree que le souvenir de la vie de Jacques Dorme.
L'histoire de Jacques Dorme m'accompagna tout au long de mon voyage. Elle estompait par son intensite telle ville que je traversais, telle gare, m'isolait au milieu des foules. De Paris j'allai a Varsovie, parvins sans difficulte jusqu'en Ukraine (qui venait de proclamer son independance), restai bloque plusieurs heures a la toute nouvelle frontiere avec la Russie. Les mots de «frontiere», de «visa» prononces devant un petit baraquement noirci de neige mouillee semblaient sortir d'un recit satirique de Tchekhov. Tout comme l'uniforme des gardes-frontiere, d'une coupe etrangement effeminee, et les aigles sur leur chapka, dorure de pacotille faisant penser aux arbres de Noel. Et plus encore les papiers que je leur presentais. Ce passeport d'apatride qui m'autorisait a me rendre «dans tout pays, sauf URSS». L'URSS n'existait plus et cette interdiction prenait un sens troublant, quasi metaphysique. Mal plastifie par un vieil Algerien de Barbes, le document avait souffert de l'humidite et son fin carton gondole, aux tampons flous, ne pouvait qu'inciter a la mefiance. C'est avec compassion pour ma naivete qu'un camionneur finit par m'indiquer l'equivalent d'alcool exige pour le passage. J'emportais deux bouteilles de cognac. Une seule, selon lui, devait suffire. Une bouteille plate que le chef du poste glissa dans la poche de sa capote, avant de souffler sur un petit tampon indigo.
C'etait mon premier retour en Russie et je revenais en clandestin. L'etrangete de ma venue s'effaca d'ailleurs rapidement derriere la bizarrerie, tantot comique tantot penible, du nouvel etat des choses. Ce monument, dans une ville ukrainienne, deux personnages se serrant la main et la legende en lettres d'or: «Vive l'union de l'Ukraine et de…» La suite («… la Russie») avait ete arrachee. Mon «visa» paye avec une bouteille de cognac. Puis, un soir, a Moscou, un attroupement d'hommes derriere le batiment laid d'un restaurant. Ils pietinaient dans la neige boueuse du debut de mars, souriaient, se jetaient des clins d'?il, mais les sourires etaient crispes, les regards figes sur deux grandes fenetres ouvertes du rez-de-chaussee. A l'interieur, dans le halo fluorescent, on voyait un mur au carrelage blanc, deux miroirs, un sechemains qui vrombissait dans le vide. Une femme apparut devant un miroir, deboutonna son manteau et, sans se soucier de la presence des spectateurs, exposa la blancheur nue de son corps. Elle pivota meme legerement sur ses talons hauts, laissant voir des seins tres pleins aux mamelons bruns, le triangle rebondi du ventre. Une autre hissa son pied sur le rebord du mur et se mit a tirer la fermeture de sa botte. Sous une minijupe, sa jambe se decouvrit jusqu'a la hanche, une large cuisse serree dans un collant rouge… Ce defile improvise par les prostituees dans les toilettes d'un restaurant temoignait d'une liberalisation indeniable. Moins d'hypocrisie qu'avant, plus d'imagination. «Un progres…», pensai-je en reprenant ma marche.
Je le repeterais, deux jours plus tard, dans une grande ville sur la Volga. Pour tuer le temps avant mon train, je me laissai happer par la foule et me retrouvai dans ce parc. Au milieu des kiosques peinturlures, se deroulaient de bruyantes festivites, une quelconque «fete de la ville» ou tout simplement, un beau dimanche, l'abondance du soleil reverbere par la neige tombee la veille. Je marchais, en trebuchant sur les congeres, enivre par la fraicheur acidulee des neiges, par la fusion avec les rires, les regards, les paroles que je n'avais plus besoin d'interpreter. Ces retrouvailles ressemblaient a un songe ou la comprehension est immediate et le contact physique, de c?ur a c?ur, merveilleusement evident. Ivre de soleil et de la joie des autres, j'eus meme cette pensee exaltee et benoitement patriotique: «Ils ont peut-etre trois roubles en poche, mais ils rient et festoient comme avant. Un pays en perdition, mais quelle aptitude au bonheur! En Occident, on aurait…» Abeti par la gaiete, j'allais poursuivre mon analyse comparee de l'ame slave et de l'Occident sans ame quand soudain le bonheur trouva son expression parfaite, condensee dans le visage de cette enfant. Une petite fille de neuf ou dix ans, d'une beaute presque surnaturelle, qui marchait en tenant la main d'une femme, sa grand-mere sans doute. Elles s'arreterent a quelques pas de moi, l'enfant me regarda avec curiosite. Je lui souris. Et soudain, je compris que ce petit visage incroyablement beau etait maquille. Assez discretement, mais d'une main experte, adulte. Non pas grime pour la fete foraine, mais transforme en excitant minois de femme-poupee. Je remarquai aussi que le soir commencait a tomber, que les kiosques venaient de fermer. Ma tete resonnait encore de rires et de soleil… Les premiers reverberes tremblotaient d'une lumiere mauve. La femme se retourna et me devisagea d'un ?il qui jaugeait. Puis, en caressant le menton de l'enfant, murmura: «La fete est finie, tu n'auras pas tes bonbons…» L'enfant me regardait fixement. Je ravalai au dernier moment le mot qui etait deja sur mes levres: «Vous avez une bien jolie petite-fille…» Je pensais avoir devine le jeu. La femme tira la main de l'enfant, et je les vis se diriger vers le grand hangar en prefabrique, le «bar a biere». Derriere mon dos, chuinta dans un soupir degoute la discussion de deux vendeuses: «La vieille est revenue avec la petite, tu as vu? Mais oui, qu'est-ce que tu veux, c'est l'enfant qui la nourrit… Les salauds qui font ca, moi, je les pendrais…»
Je voyais au bout de l'allee les deux silhouettes, grande et petite, qui se decoupaient dans l'eclairage du «bar a biere». Il aurait fallu les rattraper. Leur donner l'argent que j'avais. Prevenir la police. Enlever l'enfant… Mais s'agissait-il vraiment de ce que j'avais cru comprendre? Le long de l'allee, les abattants des kiosques etaient deja tous remontes, des rais de lumiere filtraient de l'interieur. On devinait la presence silencieuse des proprietaires. L'obscurite du parc, ces minuscules pavillons, chacun avec son secret, l'enfant maquillee qui venait de me sourire… Je preferai croire a une meprise.
Les seuls endroits ou j'eus l'impression d'un veritable retour etaient les couloirs du metro et les passages souterrains transformes en souks de misere. Les vieillards proposaient a la vente des objets qui criaient leur arrachement a un appartement, a une chambre ou leur absence formait un vide impossible a combler. Ce n'etait