montra la fille : un grand manche a balai couvert d’acne qui conferait avec ardeur avec un barbu degingande habille a la mode florale de 1968 — et c’est ainsi qu’elle se retrouvait la, mal a l’aise, assourdie par tout ce bruit, et est-ce que je voulais bien lui commander un Coke-cerise ? Homme du monde suave, Steinfeld attrape au vol un Martien qui passait et lance sa commande. « Ca fera un dollar, s’il vous plait. » Houlala ! Elle me demanda ce que j’etudiais. Coince. Allez, vas-y, pedant, devoile-toi !

— La philosophie du haut Moyen Age, repondis-je. La desintegration du latin en langues romanes. Je pourrais vous chanter des ballades obscenes en provencal, si je savais chanter.

Elle eclata de rire, un peu trop fort.

— Oh ! moi aussi j’ai une voix atroce ! s’ecria-t-elle. Mais vous pouvez m’en reciter une, si vous voulez.

Timidement, elle me prit la main, car je m’etais montre trop erudit pour songer a prendre la sienne. Et je commencai, en hurlant presque les mots dans le tintamarre environnant :

Can vei la luzeta mover De joi sas alas contrai rai. Que s.oblid.es laissa chazer Per la doussor c.al cor li vai…

Et ainsi de suite. Elle en restait baba.

— Est-ce que c’etait vraiment tres cochon ? me demanda-t-elle a la fin.

— Pas du tout. C’est une tendre chanson d’amour. Bernart de Ventadorn, XIIe siecle.

— Vous l’avez si bien recitee ! me dit-elle.

Je la lui traduisis, et je sentis venir vers moi des vagues d’adulation. Emmene-moi, fais-moi des choses, me disait-elle telepathiquement. Je calculai qu’elle avait du avoir neuf fois des relations sexuelles avec deux types differents, et qu’elle recherchait encore nerveusement son premier orgasme tout en se demandant avec anxiete si elle n’allait quand meme pas un peu trop vite en besogne. J’etais dispose a faire de mon mieux, tout en lui soufflant dans l’oreille et en lui chuchotant de petits tresors provencaux. Mais comment faire pour filer d’ici ? Ou pouvions-nous aller ? Je lancai un regard frenetique autour de moi. Timothy avait pose son bras autour d’une fille effoyablement belle, avec une cascade de cheveux auburn. Oliver avait leve deux cailles : une brune et une blonde. Le vieux charme du garcon de ferme au travail. Ned s’appliquait toujours a courtiser son remede contre l’amour. Peut-etre que l’un d’entre eux allait nous degoter quelque chose, un appartement pas trop loin avec de la place pour tout le monde. Je revins a Mickey, qui etait en train de me dire :

— Nous donnons une petite party samedi soir. Quelques musiciens vraiment chouettes doivent venir. Du classique. Si vous etes libre, vous pourriez…

— Samedi soir, je serai en Arizona.

— L’Arizona ! C’est la-bas que vous etes ne ?

— Je suis de Manhattan.

— Alors, pourquoi… C’est-a-dire que je n’ai jamais entendu dire qu’on y allait a Paques… c’est nouveau ? — Et avec l’esquisse d’un sourire timide : — Excusez-moi. Il y a une fille la-bas ?

— Ce n’est pas du tout ca !

Elle se tortilla, genee, sur sa chaise, ne voulant pas etre indiscrete mais ne sachant pas comment arreter l’inquisition. Et la phrase inevitable tomba :

— Pourquoi y allez-vous, alors ?

Je ne savais pas quoi repondre. Durant un quart d’heure, j’avais joue un role conventionnel, celui de l’etudiant en maraude dans les bars de l’East Side, la fille timide mais libre, embobinee avec un rien de poesie esoterique, les yeux dans les yeux, quand puis-je vous revoir, l’aventure facile, merci pour tout et au revoir. La valse estudiantine familiere. Mais sa question venait d’ouvrir une trappe sous mes pieds et de me precipiter dans cet autre univers plus sombre, celui du reve et de l’imaginaire ou des jeunes gens solennels speculaient sur la possibilite d’etre a jamais debarrasses du fardeau de la mort, ou des mystiques en herbe s’efforcaient de se persuader qu’ils avaient decouvert des manuscrits mysterieux revelant les secrets d’anciens cultes. Oui, aurais-je pu lui dire, nous partons a la recherche de la retraite cachee de la Fraternite des Cranes, en esperant reussir a persuader les Gardiens que nous sommes de dignes candidats a l’Epreuve, et naturellement, si nous sommes acceptes, l’un de nous sacrifiera joyeusement sa vie aux autres et un deuxieme sera assassine ; mais, voyez-vous, nous sommes prets a faire face a ces eventualites car les deux heureux survivants ne mourront plus jamais. Merci, H. Rider Haggard : c’est exactement ca. De nouveau, j’eprouvai ce meme sentiment d’incongruite et de dislocation devant la juxtaposition de notre environnement new-yorkais immediat et de mon improbable reve arizonien. Ecoutez, aurais-je pu lui dire, il est necessaire de souscrire un acte de foi, d’acceptation mystique, de se dire que la vie n’est pas faite uniquement de discotheques et de subways, de boutiques a la mode et de salles de cours. Il est necessaire de croire qu’il existe des forces inexplicables. Croyez-vous a l’astrologie ? Bien sur ; et vous savez ce que le New York Times en pense. Eh bien, allez un peu plus loin dans votre acceptation, comme nous l’avons fait. Faites abstraction de votre degout tellement moderne et force pour tout ce qui est improbable et admettez un seul instant qu’il puisse exister une Fraternite, qu’il puisse exister une Epreuve, qu’il puisse exister une Vie eternelle. Comment nier sans avoir d’abord verifie ? Peut-on prendre le risque de se tromper ? C’est pourquoi nous allons en Arizona tous les quatre, le grand gaillard la-bas avec les cheveux en brosse, le dieu grec pres du comptoir, le type en train de parler avec animation a la grosse la-bas, et moi-meme. Et, bien que certains d’entre nous y croient plus que d’autres, il n’y en a pas un seul qui n’ait au moins un tout petit peu foi dans le Livre des Cranes. Pascal avait choisi d’avoir la foi parce que toutes les chances etaient contre l’incroyant qui s’alienait peut-etre le Paradis en refusant de se soumettre a l’Eglise. Il en est ainsi de nous, qui voulons bien accepter de paraitre ridicules l’espace d’une semaine parce que nous avons l’espoir de gagner quelque chose qui sera sans prix et que tout ce que nous risquons de perdre c’est au plus le prix de l’essence. Mais je ne dis rien de tout cela a Mickey Bernstein. La musique etait trop forte ; et puis, de toute facon, nous nous etions tous engages par le plus terrible des serments d’etudiants de ne rien reveler en aucun cas a personne. Je lui repondis simplement :

— Pourquoi l’Arizona ? Parce que nous sommes fous des cactus. Et il fait bon la-bas au mois de mars.

— Il fait bon egalement en Floride.

— Oui, mais il n’y a pas de cactus.

VII

TIMOTHY

Il m’a fallu une heure pour trouver la fille que je cherchais et tout arranger. Elle s’appelait Bess. C’etait une fille de l’Oregon aux nichons opulents, et elle partageait un immense appartement dans Riverside Drive avec quatre juniors de Barnard. Trois de ses quatre copines etaient rentrees chez elles pour passer les vacances ; l’autre etait assise dans un coin et se laissait baratiner par un type de vingt-cinq ans aux favoris epais, genre courtier en publicite. Parfait. J’expliquai que mes trois copains et moi on etait de passage a New York avant de descendre vers l’Arizona, et qu’on esperait degoter une turne pas trop moche.

— Ca devrait pouvoir s’arranger, me dit-elle.

Parfait ! Maintenant, il ne restait plus qu’a retrouver tout le monde. Oliver faisait sans entrain la conversation a une maigrichonne en combinaison noire, a l’?il un peu trop brillant. Peut-etre une droguee aux amphetamines. Je le tirai par la manche, lui expliquai le topo et le branchai sur la copine de Bess, Judy. Une enfant du Nebraska, pas moinsse. Aussitot, l’affaire etait dans le sac et Oliver et Judy s’etaient embarques dans une discussion sur le prix de la nourriture pour les cochons, ou quelque chose dans ce genre. Ensuite, je courus apres Ned. Le petit encule s’etait racole une nana, imaginez un peu ! Parfois, il fait des trucs comme ca, histoire de nous faire chier, je suppose. Celle-ci etait une bete a concours — naseaux geants, nichons geants, une montagne de viande.

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