nous fit signe de combler la tombe. Nous reprimes nos pelles et nous commencames a lancer la terre. Adieu, Timothy ! Digne rejeton de la bourgeoisie anglo-saxonne, heritier de huit generations de bonnes manieres ! Qui heritera de ton patrimoine, qui perpetuera le nom familial ? La poussiere retourne a la poussiere. Une mince couche de sable arizonien recouvre maintenant ton corps massif. Comme des robots, nous trimons, Timothy, et tu disparais a notre vue. Comme il etait dit depuis le commencement. Comme il fut ecrit dans le Livre des Cranes il y a dix mille ans.

« Toutes les activites habituelles sont annulees aujourd’hui », annonca frater Antony quand la tombe fut comblee et que la terre eut ete tassee. « Nous passerons cette journee en meditations, dans le jeune, en nous consacrant a la contemplation des Mysteres. »

Mais il y avait encore du travail pour nous avant que la contemplation puisse commencer. Nous retournames au monastere des Cranes, avec l’intention avant tout de prendre un bain, pour decouvrir frater Leon et frater Bernard dans le couloir devant la chambre d’Oliver. Leurs visages etaient des masques impassibles. Ils indiquerent l’interieur de la chambre. Oliver etait allonge sur son lit. Il avait du emprunter un couteau de cuisine, et, en chirurgien qu’il aurait voulu etre, avait accompli sur lui un extraordinaire travail : le ventre, la gorge, meme le traitre entre ses cuisses qui n’avait pas ete epargne. Les incisions etaient profondes et avaient ete faites par une main decidee. Discipline jusqu’a la fin, le rigide Oliver s’etait immole avec l’art methodique qui le caracterisait. Je n’aurais jamais pu finir un aussi sinistre projet, une fois commence. Mais Oliver avait une faculte de concentration inhabituelle. Nous etudiames le resultat d’une maniere curieusement detachee. Je suis en general assez sensible, et Eli egalement, mais, en ce jour de l’accomplissement du Neuvieme Mystere, nous etions purges de toute faiblesse de ce genre.

« Y en a-t-il un parmi vous », recita frater Antony, « qui renoncera de plein gre a l’eternite au benefice de ses freres de la figure a quatre cotes, afin qu’ils gagnent la comprehension de l’abnegation authentique ? »

Oui. Et ainsi, nous dumes retourner en titubant jusqu’au cimetiere. Et, apres cela, pour tous mes peches, je frottai les taches qui souillaient ce qui avait ete la chambre d’Oliver. Puis je pris un bain et je restai seul dans ma chambre, examinant dans mon esprit les Mysteres du Crane.

XLII

ELI

L’ete pese sur la terre. Le ciel est vibrant d’une chaleur stupefiante. Tout parait predetermine et ordonne. Timothy dort. Oliver dort. Ned et moi nous restons. Au cours des mois ecoules, nous sommes devenus plus forts et notre peau a fonce au soleil. Nous vivons dans une sorte de reve eveille, accomplissant placidement notre serie quotidienne de travaux et de rites. Nous ne sommes pas encore tout a fait des fraters a part entiere, mais l’Epreuve tire a sa fin. Quinze jours apres le double enterrement, j’ai reussi le test des trois pretresses, et depuis je n’ai plus aucune difficulte a assimiler les lecons des fraters.

Les jours se telescopent. Nous sommes en dehors du temps. Est-ce en avril que nous sommes arrives au monastere ? En avril de quelle annee, et en quelle annee sommes-nous ? Un reve eveille, un reve eveille. Parfois, j’ai l’impression que Timothy et Oliver etaient des personnages d’un autre reve, que j’aurais fait il y a bien longtemps. J’ai commence a oublier les details de leurs visages. Les cheveux blonds, les yeux bleus, oui, mais apres ? Quelle etait la forme de leur nez ? Leur menton etait-il proeminent ? Les visages s’estompent. Timothy et Oliver sont partis, nous restons Ned et moi. J’entends encore la voix de Timothy, une voix de basse chaude et articulee, bien controlee, magnifiquement modulee, avec un soupcon d’inflexions nasales aristocratiques. Et celle d’Oliver : une voix de tenor haute et claire, aux tons fermes, sans accent. Ma gratitude leur est acquise. Ils sont morts pour moi.

Ce matin, ma foi a vacille, seulement un instant, mais ce fut un instant effrayant. Un abime d’incertitude s’ouvrait soudain sous moi apres tant de mois d’assurance enthousiaste. J’eus la vision de demons armes de fourches, et j’entendis l’eclat de rire glace de Satan. Je rentrais des champs, et mon regard se porta involontairement a travers la vegetation rabougrie du desert vers l’endroit ou Timothy et Oliver sont enterres, et brusquement une petite voix grincante s’eleva dans ma tete et me demanda : «  Crois-tu avoir gagne quoi que ce soit ici ? Comment peux-tu en etre sur ? Comment es-tu certain que ce que tu cherches peut etre trouve ? » Je connus un instant de peur atroce pendant lequel j’imaginais que je regardais avec des yeux cercles de rouge un avenir glace ou je me dessechais, ou je me decomposais peu a peu pour me transformer en poussiere dans un monde vide, devaste. Puis le moment de doute disparut, aussi soudainement qu’il etait arrive. Peut-etre n’etait-ce qu’une bouffee errante de ressentiment qui traversait le continent en direction du Pacifique et qui s’etait posee sur moi pour me troubler l’espace d’un instant. Le fait est que j’etais retourne par cette experience et que je me mis a courir vers le monastere pour trouver Ned et tout lui raconter. Mais, lorsque j’atteignis sa chambre, l’aventure me parut trop ridicule pour que je lui en fasse part. Crois-tu avoir gagne quoi que ce soit ici ? Comment ai-je pu avoir ce doute ? Etrange heresie, en verite.

La porte de Ned etait ouverte. Je passai la tete a l’interieur et je le vis assis, les epaules affaissees, la tete entre les mains. Je ne sais comment il sentit ma presence. Il leva vivement les yeux, reprenant une expression normale, remplacant un regard de desespoir atroce par un air soigneusement indifferent. Mais ses yeux etaient encore brillants, et je crus voir une larme pointer.

— Tu l’as ressenti toi aussi ? demandai-je.

— Ressenti quoi ? fit-il d’un ton de defi.

— Rien du tout. Rien du tout. — Avec un haussement d’epaules indifferent. Comment peux-tu etre sur ? Nous etions en train de jouer l’un avec l’autre, de faire semblant. Mais le doute etait general ce matin-la. Le mal etait contagieux. Comment es-tu certain que ce que tu cherches peut etre trouve ? Je sentis qu’un mur s’elevait entre lui et moi, qui m’empechait de lui parler de la peur que j’avais ressentie, ou de lui demander pourquoi il paraissait si deprime. Je le laissai et regagnai ma chambre pour prendre mon bain rituel et aller dejeuner ensuite. Ned et moi nous etions assis l’un a cote de l’autre, mais nous ne parlames pas beaucoup. Notre seance du matin avec frater Antony nous attendait ensuite, mais je n’avais pas envie d’y aller, et je retournai dans ma chambre. Crois-tu avoir gagne quoi que ce soit ici ? Empli de confusion, je me mis a genoux devant le grand masque-tete-de-mort en mosaique accroche au mur, et je le fixai sans ciller, je l’absorbai, forcant les myriades de petits morceaux d’obsidienne et de turquoise, de jade et d’ecaille, a se meler, a se fondre et a se transformer jusqu’a ce qu’il se recouvre de chair pour moi et qu’un visage apparaisse par-dessus les os decharnes, puis un autre visage, puis un autre, dans une serie entiere de portraits toujours changeants. Je vis Timothy, puis Oliver, puis mon pere, dont les traits se transformerent subtilement en ceux de ma mere. Peux-tu en etre sur ? Puis ce fut frater Antony qui me regarda du mur, en me parlant dans une langue inconnue, et frater Miklos, evoquant des continents disparus et des grottes oubliees. Comment es-tu certain que ce que tu cherches peut etre trouve ? Je voyais maintenant la fille menue, timide, au grand nez, que j’avais aimee momentanement a New York, et j’eus du mal a retrouver son nom… Mickey, Mickey Bernstein. Et je lui fis : « Hello ! je suis alle en Arizona, comme je te l’avais dit. » Mais elle ne repondit pas. Je crois qu’elle avait oublie qui j’etais. Elle disparut, et a sa place je vis la fille morose du motel de l’Oklahoma, puis le succube aux seins lourds que j’avais croise en allant aux toilettes une nuit a Chicago. J’entendis de nouveau le rire grincant qui montait de l’abime, et je me demandai si j’allais connaitre encore un acces de doute devastateur. Crois-tu avoir gagne quoi que ce soit ici ? Soudain le docteur Nicolescu me fixa du mur, visage de cendre, regard triste, secouant lentement la tete, m’accusant a sa maniere timide de n’avoir pas bien agi avec lui. Je ne cherchai pas a nier, mais je ne detournai pas la tete, car ma culpabilite m’avait ete otee. Je le regardai sans ciller jusqu’a ce qu’il fut parti. Comment es-tu certain que ce que tu cherches peut etre trouve ? Le visage de Ned apparut. Puis celui de Timothy. Et celui d’Oliver. Et, ensuite, le mien. Le visage d’Eli, l’instigateur premier de ce voyage, le chef indigne du Receptacle. Crois-tu avoir gagne quoi que ce soit ici ? J’etudiai mon visage, je deplorai ses defauts, je le remodelai, le fis regresser a l’etat d’adolescent joufflu, puis le replacai dans le present, celui du monastere des Cranes, et j’allai au-dela, cherchant un autre Eli que je n’avais jamais vu, un Eli a venir, un Eli hors du temps, immuable, flegmatique, un Eli devenu frater, un visage parchemine, un visage de pierre. Et, tandis que j’examinais cet Eli, j’entendis l’Adversaire poser Sa question insistante : Comment peux-tu en etre sur ? Comment peux-tu en etre sur ? Comment peux-tu en etre sur ?

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