avec une autre, alors que les eleves avaient toute la baie pour eux ; ou bien les trois membres de l’equipage se retrouvaient a la mer de maniere inattendue lorsque leur bateau etait renverse par une vague enorme et imprevue. Il y avait des jours ou les expeditions etaient plus calmes et avaient lieu a terre, derriere le Maitre Herbier charge d’enseigner les us et proprietes des choses qui poussent ; le Maitre Manuel, quant a lui, enseignait la jonglerie, les tours de passe-passe et les arts de Changement les plus simples.
Ged se montra apte a toutes ces etudes ; et, au bout d’un mois, il battait deja des garcons arrives a Roke un an avant lui. Les tours d’illusion en particulier lui etaient si aises qu’on eut dit qu’il les savait a sa naissance et qu’il avait suffi de les lui rappeler. Le Maitre Manuel etait un vieil homme gentil et au c?ur leger qui prenait un perpetuel plaisir dans l’esprit et la beaute des disciplines qu’il enseignait. Ged perdit bientot toute timidite ; il demandait a connaitre tel ou tel sort, et le Maitre souriant lui montrait ce qu’il desirait. Mais un jour, comme il s’etait mis en tete de ridiculiser enfin Jaspe, Ged s’adressa au Maitre Manuel tandis qu’ils se trouvaient dans la Cour des Apparences : « Maitre, ces charmes se ressemblent beaucoup ; quand on en connait un, on les connait tous. Et, sitot le sort jete, l’illusion s’evanouit. Maintenant, si je transforme un petit caillou en diamant – ce qu’il fit en un tour de main, en prononcant un mot – que dois-je faire pour que ce diamant reste diamant ? Comment figer un sort de Changement, et le faire durer ? »
Le Maitre Manuel regarda le diamant qui brillait dans la paume de Ged, aussi vif que la plus belle piece du tresor d’un dragon. Le vieux Maitre murmura un mot,
Il abaissa de nouveau les yeux vers le caillou. « Une pierre est egalement une bonne chose, tu sais », reprit-il sur un ton moins grave. « Si les Iles de Terremer etaient toutes faites de diamant, nous aurions la vie dure, ici. Prends les illusions comme elles sont, mon garcon, et laisse aux pierres leur role de pierres. » Il sourit ; mais Ged le quitta insatisfait. Des qu’on questionnait un mage sur ses secrets, il se mettait a parler, comme Ogion, d’equilibre, de danger et de tenebres. Mais un sorcier ayant abandonne ces enfantillages, ces tours d’illusion, pour se consacrer aux arts veritables de l’Appel et du Changement, etait sans aucun doute suffisamment puissant pour faire ce que bon lui semblait, equilibrer le monde selon son jugement, et repousser les tenebres grace a sa propre lumiere.
Dans le couloir, il rencontra Jaspe, qui, etant donne qu’on parlait beaucoup maintenant dans l’Ecole des resultats de Ged, s’adressa a lui sur un ton apparemment plus amical, mais de fait, plus sarcastique : « Tu arbores un air morne, Epervier », dit-il, « tes charmes de passe-passe n’auraient-ils pas donne satisfaction ? »
Cherchant comme toujours a se placer sur un pied d’egalite avec Jaspe, Ged repondit a sa question en ignorant son ton ironique. « J’en ai assez de ces jongleries, assez de ces tours d’illusion qui ne servent qu’a amuser les seigneurs qui s’ennuient dans leurs chateaux et leurs domaines. Pour l’instant, la seule veritable magie que l’on m’a enseignee a Roke, c’est faire la lumiere-feu et changer un peu le temps. Le reste n’est que sottise. »
— « La sottise elle-meme est dangereuse », observa Jaspe, « entre les mains d’un sot ».
A ces mots, Ged fit volte-face comme si on l’avait frappe, et fit un pas vers Jaspe ; mais l’autre, qui souriait comme s’il n’avait pas voulu insulter Ged, le salua de la tete, a sa maniere raide et elegante, et reprit son chemin.
Tandis que, le c?ur bouillant de rage, il regardait s’eloigner Jaspe, Ged jura de defaire son rival ; non au cours d’une simple joute d’illusions, mais dans une epreuve de pouvoir. Il prouverait ses qualites, et humilierait Jaspe. Il ne permettrait pas a cet individu de persister dans son attitude haineuse et meprisante a son egard.
Ged ne prit pas la peine de s’interroger sur les raisons de la haine que lui vouait Jaspe. Il savait seulement pourquoi il haissait celui-ci. Les autres apprentis s’etaient vite rendu compte qu’ils pouvaient difficilement se mesurer a Ged, que ce fut pour s’amuser ou serieusement, et ils disaient de lui, les uns avec de l’admiration, les autres avec du depit : « C’est un sorcier-ne ; il ne nous laissera jamais gagner. » Seul Jaspe, qui jamais ne le louait, mais ne l’evitait pas davantage, se contentait de le regarder d’un air dedaigneux, un leger sourire aux levres.
Ainsi Jaspe demeurait son unique rival, qu’il lui fallait humilier.
Ged ne voyait pas, ou refusait de voir, que cette rivalite, a laquelle il se cramponnait et qu’il nourrissait par fierte, recelait les dangers et tenebres contre lesquels le Maitre Manuel l’avait doucement mis en garde.
Lorsqu’il n’etait point mu par la rage pure, il savait parfaitement qu’il n’etait pas encore en mesure d’affronter Jaspe, ni les eleves les plus anciens ; il poursuivit donc son travail avec application. Vers la fin de l’ete, les taches se firent moins nombreuses, et les etudiants disposerent donc de davantage de temps pour pratiquer le sport : courses de bateaux a sorts dans le port, demonstrations d’illusions dans les cours de la Grande Maison et, durant les longues soirees, au milieu des arbres, jeux de cache-cache fous ou l’on etait invisible d’un cote comme de l’autre, ou seules des voix se deplacaient en riant et en appelant, suivant puis esquivant les minuscules et prestes lueurs-de-feu. Puis, quand vint l’automne, ils se remirent au travail avec un entrain nouveau et pratiquerent de nouveaux tours. C’est ainsi que les premiers mois de Ged a Roke passerent bien vite, riches en passions et merveilles.
Durant l’hiver, ce fut different. On l’envoya en compagnie de sept autres garcons a l’autre bout de l’Ile de Roke, au plus eloigne des Caps du Nord, ou se tient la Tour Isolee. La vivait seul le Maitre Nommeur, qu’on appelait par un nom depourvu de signification, dans quelque langue que ce fut : Kurremkarmerruk. Point de ferme ni d’habitation a des kilometres a la ronde dans le voisinage de la Tour. Sombre, elle se dressait au-dessus des falaises du Nord ; gris etaient les nuages au-dessus des flots de l’hiver, infinis les groupes, listes et rangees de noms que devaient apprendre les huit eleves du Maitre. Kurremkarmerruk prenait place parmi eux dans la haute piece de la Tour et inscrivait des listes de noms qu’il fallait retenir avant minuit, heure a laquelle l’encre s’evaporait et le parchemin redevenait vierge. Il y faisait toujours froid et presque nuit, et le silence n’etait guere trouble que par le grattement de la plume du Maitre et parfois le soupir d’un etudiant devant apprendre avant minuit le nom de tous les caps, baies, pointes, detroits, criques, passes, ports, hauts fonds, recifs et rochers des cotes de Lossonne, une minuscule ile de la Mer Pelnienne. Si l’etudiant se plaignait, le Maitre pouvait ne rien dire mais allonger la liste, comme il pouvait observer : « Qui veut etre Maitre des Mers doit connaitre le vrai nom de chaque goutte d’eau de mer. »
Ged soupirait parfois, mais ne se plaignait pas. Il savait bien que l’insondable et poussiereuse tache d’apprendre le vrai nom de chaque endroit, chose et etre, recelait le pouvoir qu’il convoitait, comme un joyau au fond d’un puits asseche. Car c’est en cela que consiste la magie : enoncer le vrai nom d’une chose. C’est ce que leur avait dit Kurremkarmerruk lors de leur premier soir dans la Tour ; il ne l’avait jamais repete, mais ses mots s’etaient graves dans la memoire de Ged. « Plus d’un mage fort puissant », avait-il declare, « a passe sa vie tout entiere a chercher le nom d’une seule chose – un seul et unique nom perdu ou scelle. Et pourtant les listes ne sont pas closes, et elles ne le seront pas avant la fin du monde. Ecoutez-moi, et vous comprendrez pourquoi. Dans le monde sous le soleil, ainsi que dans l’autre monde ou ne brille pas le soleil, bien des choses ne concernent ni l’homme ni son langage, et il existe des pouvoirs plus etendus que les notres. Mais la magie, la veritable magie, ne peut etre operee que par les etres qui parlent la langue hardique de Terremer, ou le Langage Ancien qui lui a donne naissance.
« C’est cette langue que parlent les dragons, c’est cette langue que parlait Segoy, qui fit les iles du monde,